Page:Wagner - Art et Politique, 1re partie, 1868.djvu/61

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
— 53 —

instruits de cette époque, la jeunesse et le peuple, parce qu’ils comprirent clairement l’esprit des grands poëtes et devinrent par le théâtre participants de leurs idées généreuses et civilisatrices.

Mais déjà le ver rongeait cette fleur ; elle ne pouvait porter son fruit que si l’arbre aux larges racines pénétrait puissamment et profondément dans le sol de la vie populaire tout entière, pour le former et le façonner de toutes parts. Nous avons vu combien le sein du peuple était largement ouvert pour cette conception : nous avons contemplé ses exploits — mais nous savons aussi quelle fut sa récompense. Il est très-remarquable que le ver qui rongea la fleur de l’art allemand fut le même démon qui devint funeste à l’essor politique de l’Allemagne.

Si le czar n’était pas parvenu à faire d’un conseiller d’état un danseur de ballet, il trouva moyen de changer un bouffon allemand en conseiller d’état russe. Auguste de Kotzebue suscita à Gœthe et à Schiller les premiers embarras et les premiers chagrins qu’ils eussent encore éprouvés dans ce petit centre de leur labeur gigantesque, dans cette ville paisible et microscopique de Weimar. C’était un être singulier, non sans talent à coup sûr, mais léger, vain et mauvais. La gloire des dieux l’offusquait. Toute leur œuvre était si nouvelle et si hardie ; n’y avait-il pas moyen de la renverser ? Il fit des pièces de théâtre sur tous les sujets dont on pouvait tirer parti, des pièces de chevalerie, des pièces ordurières, enfin — pour se rapprocher tout à fait du but — des pièces larmoyantes. Il excita et mit enjeu tout ce qu’il y avait de mauvais penchants, de mauvaises habitudes et de mauvaises dispositions tant chez le public que chez les acteurs. La prévision de Benjamin Constant commençait