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reproduisent jamais dans la vie réelle. Au sein des assemblées populaires, les intérêts qui se débattent avec passion peuvent provoquer une certaine animation ; à l’église, le fidèle peut se recueillir et s’élever à une piété fervente ; mais ici, au théâtre, l’homme tout entier, avec ses passions les plus viles et les plus sublimes, est confronté avec lui-même dans une effrayante nudité ; il est poussé à frémir de plaisir, à ressentir des douleurs impétueuses, à entrer dans le ciel ou dans l’enfer ; ce qui est, pour l’homme ordinaire, en dehors de toutes les conditions de sa propre expérience, il l’éprouve ici, il l’éprouve sur lui-même, dans sa sympathie puissamment éveillée par une merveilleuse illusion. On peut affaiblir cette impression par un abus insensé, par une répétition quotidienne (qui, d’ailleurs, amène une grande corruption du sentiment) ; mais on ne peut jamais l’étouffer complètement ni l’empêcher de servir aux fins les plus funestes, selon l’intérêt de la tendance du temps. Les plus grands poëtes des peuples ne se sont approchés de cet abîme redoutable qu’en frissonnant d’épouvante et d’horreur ; ils ont découvert les lois profondes, les formules sacrées qui permettent au Génie de conjurer les démons qui s’y cachent ; Eschyle conduisit lui-même avec une solennité sacerdotale les Erinnyes domptées, comme des Euménides divines et vénérables, au siège de leur rédemption de funestes malédictions. C’est sur cet abîme que le grand Calderon jeta l’arc-en-ciel comme un pont qui conduisait vers le pays des saints ; c’est de ses profondeurs que l’énorme Shakespeare conjura le démon avec une puissance surhumaine et, aux yeux du monde étonné, le vainquit par sa force athlétique ; c’est dans ses abords que Gœthe érigea