Page:Wagner - À Mathilde Wesendonk, t1, 1905, trad. Khnopff.djvu/90

Cette page a été validée par deux contributeurs.

définitivement à la vie et aux ambitions. Les suites en doivent apparaître partout et mon humeur, d’une versatilité souvent inexplicable et amère à l’égard des êtres les plus chéris, ne se comprend que par cette opposition. Sitôt que j’aperçois l’absolu bien-être ou l’effort intense pour y arriver, je me détourne, avec une certaine sensation d’horreur au fond de moi. Dès qu’une existence me semble indemne de douleur ou me paraît uniquement occupée à écarter toute souffrance, je suis capable de la poursuivre d’une indéfectible amertume, parce qu’elle me paraît trop étrangère à l’accomplissement de la vraie tâche de l’homme. Ainsi, sans qu’il y ait de ma part la moindre envie, j’éprouve une haine instinctive contre les riches : j’admets que, malgré ce qu’ils possèdent, on ne peut les estimer heureux ; seulement il y a chez eux le très visible effort pour vouloir l’être et c’est ce qui fait que je m’en éloigne. Avec un raffinement d’intentions, ils écartent tout ce que la misère pourrait montrer à leur éventuelle compassion, tout ce sur quoi repose leur bien-être souhaité ; et cela seul met tout un monde entre eux et moi. Je me suis observé et j’ai vérifié qu’une irrésistible sympathie m’attire dans la direction opposée et que je ne suis ému sérieusement qu’autant que ma pitié est éveillée, ma compassion. Cette compassion paraît être le trait le plus distinctif de mon moi

— 68 —