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elle avait eu une sensation analogue en considérant après coup le rapide passage d’Erik Hansen dans sa vie ; mais Erik était demeuré en marge : elle l’avait vu dans la rue, chez lui, ou dans cet endroit intermédiaire entre le réel et l’improbable qu’était l’appartement de Léonora. Cet homme-ci, qui avait frôlé des crimes, vécu en subalterne appointé, couché en plein air comme un vagabond, elle le rencontrait dans le monde, et elle avait déjeuné en tête à tête avec lui ; il était mêlé aux mêmes choses qu’elle, il venait de lui dire d’un ton d’insulte : « Allez-vous-en », il lui avait meurtri le bras, et elle avait fini par lui demander pardon. Elle cherchait en quel point de tout cela elle pouvait retrouver l’image fière et haute qu’elle se faisait d’elle-même, et tout à coup elle découvrit que cette image n’était plus qu’un souvenir lointain. Elle était devenue une autre femme. Elle revit comme en une perspective droite les différentes étapes de sa personnalité depuis que la trahison d’André avait bouleversé son existence : la dépression humiliée et coléreuse où elle s’était épuisée, la rêvasserie trouble du souvenir d’Erik, puis la lente reconstitution d’elle, cette convalescence écœurée, pleine de faiblesses et de découragements que coupaient des espoirs imprécis. Ensuite, l’attente où elle s’épuisait sans que rien arrivât, et cet état d’indifférence ennuyée où elle était maintenant, avec l’orgueil triste d’accepter sans emphase que sa vie fût terminée, qu’il n’y eût plus rien à faire qu’attendre la vieillesse et la mort en accomplissant les devoirs de sa situation. Voilà ce qu’elle était, une heure plus tôt ; mais le contact du singulier personnage qu’elle venait de quitter avait modifié quelque chose en elle ;