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j’ai pu voir, un peu de ce détraquement lui est resté jusqu’à la fin de sa vie. J’ai passé mes premières années à Buda et dans la plaine hongroise, l’endroit des mirages et des courses folles où l’on boit le vent et la frénésie. Pendant des semaines, mon père me gardait auprès de lui nuit et jour, me faisait coucher dans sa chambre, ne me quittait pas une minute ; c’étaient les détestables heures de ma vie, car il me défendait de parler et me tenait assis à côté de lui, me regardant sans cesse avec des yeux singuliers, comme s’il voyait en moi je ne sais quoi d’effrayant et de cher aussi ; il pleurait souvent avec de gros sanglots maladroits. Puis, un matin, on m’apprenait qu’il était parti, et des mois coulaient sans que je le revisse. J’étais libre, car mon précepteur ne s’occupait guère de moi et je passais mes journées à cheval, ce qui représentait pour moi la forme précise du bonheur. À quatorze ans, sans plus d’explications, j’ai été envoyé à Paris, placé dans d’excellentes conditions pour faire mes études, et je suis resté là jusqu’à ce que j’eusse vingt et un ans. Tout de suite j’ai pris la passion de la France ; jamais je n’ai eu la nostalgie de la vie libre que j’avais quittée. Ici, c’est le pays de la souplesse, la vraie patrie de l’âme latine que j’aime comme une femme. L’âme d’éloquence ! Les peuples du Nord gardent toujours une bonne moitié de leur pensée inexprimée ; les Français passent tout entiers dans les mots qu’ils disent, c’est leur cœur même qu’on respire dans l’air remué par leur parole ; c’est pourquoi on est, chez vous, à ce point captif du vocable et fasciné par lui, et c’est, pour qui le comprend, le charme non pareil de votre nation.