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Sens commun.

ses progrès par quelques préjugés, que tel homme qui juge très sainement dans une affaire se trompera toûjours grossièrement dans une autre. Cet Arabe qui sera d’ailleurs un bon calculateur, un savant chymiste, un astronome exact, croira cependant que Mahomet a mis la moitié de la lune dans sa manche.

Pourquoi ira-t-il au-delà du sens commun dans les trois sciences dont je parle, & sera-t-il au-dessous du sens commun quand il s’agira de cette moitié de lune ? C’est que dans les premiers cas il a vû avec ses yeux, il a perfectionné son intelligence, & dans le second il a vû par les yeux d’autrui, il a fermé les siens, il a perverti le sens commun qui est en lui.

Comment cet étrange renversement d’esprit peut-il s’opérer ? Comment les idées qui marchent d’un pas si régulier & si ferme dans la cervelle sur un grand nombre d’objets, peuvent-elles clocher si misérablement sur un autre mille fois plus palpable, & plus aisé à comprendre ? cet homme a toûjours en lui les mêmes principes d’intelligence, il faut donc qu’il y ait un organe vicié, comme il arrive quelquefois que le gourmet le plus fin peut avoir le goût dépravé sur une espèce particulière de nourriture.

Comment l’organe de cet Arabe qui voit la moitié de la lune dans la manche de Mahomet est-il vicié ? C’est par la peur. On lui a dit que s’il ne croyait pas à cette manche, son ame immédiatement après sa mort, en passant sur le pont aigu tomberait pour jamais dans l’abîme ;