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Que les rayons de la lune brillante
Faisaient paraître à ses yeux éblouis
Tente d’un chef ou d’un jeune marquis.
Cent gros flacons remplis d’un vin exquis
Sont tout auprès. Jeanne avec assurance
D’un grand pâté prend les vastes débris,
Et boit six coups avec monsieur Denis,
À la santé de son bon roi de France.
EtLa tente était celle de Jean Chandos[1],
Fameux guerrier, qui dormait sur le dos.
Jeanne saisit sa redoutable épée,
Et sa culotte en velours découpée.
Ainsi jadis David, aimé de Dieu,
Ayant trouvé Saül en certain lieu[2],
Et lui pouvant ôter très-bien la vie,
De sa chemise il lui coupa partie
Pour faire voir à tous les potentats
Ce qu’il put faire, et ce qu’il ne fit pas.
Près de Chandos était un jeune page
De quatorze ans, mais charmant pour son âge,
Lequel montrait deux globes faits au tour,
Qu’on aurait pris pour ceux du tendre Amour.
Non loin du page était une écritoire
Dont se servait le jeune homme après boire,
Quand tendrement quelques vers il faisait
Pour la beauté qui son cœur séduisait.
Jeanne prend l’encre, et sa main lui dessine
Trois fleurs de lis juste dessous l’échine ;
Présage heureux du bonheur des Gaulois,
Et monument de l’amour de ses rois.
Le bon Denis voyait, se pâmant d’aise,
Les lis français sur une fesse anglaise.
CeQui fut penaud le lendemain matin ?
Ce fut Chandos, ayant cuvé son vin ;
Car s’éveillant, il vit sur ce beau page
Les fleurs de lis. Plein d’une juste rage,
Il crie alerte, il croit qu’on le trahit ;

  1. L’un des grand capitaine de ce temps-là. (Note de Voltaire, 1762.)
  2. La Bible montre moins de réserve que notre discret auteur, et nous apprend (I. Reg., xxiv, 4) que Saül était entré dans ce certain lieu « ut purgaret ventrem ». (R.)