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Le cordelier, toujours plein de luxure,
Un peu remis de sa triste aventure,
Usant enfin de ses droits de sorcier,
Change en mulet le pauvre muletier,
Monte dessus, chevauche, pique et jure
Qu’il suivra Jeanne au bout de la nature.
Le muletier, en son mulet caché,
Bât sur le dos, crut gagner au marché ;
Et du vilain l’âme terrestre et crasse
À peine vit qu’elle eût changé de place.
EtJeanne et Denis s’en allaient donc vers Tours
Chercher ce roi plongé dans les amours.
Près d’Orléans comme ensemble ils passèrent,
L’ost[1] des Anglais de nuit ils traversèrent.
Ces fiers Bretons, ayant bu tristement,
Cuvaient leur vin, dormaient profondément.
Tout était ivre, et goujats et vedettes ;
On n’entendait ni tambours ni trompettes :
L’un dans sa tente était couché tout nu,
L’autre ronflait sur son page étendu.
TiAlors Denis, d’une voix paternelle,
Tint ces propos tout bas à la pucelle :
« Fille de bien, tu sauras que Nisus[2],
Étant un soir aux tentes de Turnus,
Bien secondé de son cher Euryale,
Rendit la nuit aux Rutulois fatale.
Le même advint au quartier de Rhésus[3],
Quand la valeur du preux fils de Tydée,
Par la nuit noire et par Ulysse aidée,
Sut envoyer, sans danger, sans effort,
Tant de Troyens du sommeil à la mort.
Tu peux jouir de semblable victoire.
Parle, dis-moi, veux-tu de cette gloire ? »
Jeanne lui dit : « Je n’ai point lu l’histoire ;
Mais je serais de courage bien bas
De tuer gens qui ne combattent pas. »
Disant ces mots, elle avise une tente

  1. Vieux mot signifiant armée.
  2. Aventure décrite dans l’Enéïde. (Note de Voltaire, 1762.) — Æneid., lib. IX. v. 176-449
  3. Aventure de l’Illiade. (Note de Voltaire, 1762.) — Iliad., lib. X, v. 483-496.