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LE CADENAS


ENVOYÉ EN 1716 À MADAME DE B.[1]


Je triomphais ; l’Amour était le maître,
Et je touchais à ces moments trop courts
De mon bonheur, et du vôtre peut-être :
Mais un tyran veut troubler nos beaux jours.
C’est votre époux : geôlier sexagénaire,
Il a fermé le libre sanctuaire
De vos appas ; et, trompant nos désirs,
Il tient la clef du séjour des plaisirs.
Pour éclaircir ce douloureux mystère,
D’un peu plus haut reprenons cette affaire.
Vous connaissez la déesse Cérès :
Or en son temps Cérès eut une fille
Semblable à vous, à vos scrupules près,
Brune piquante, honneur de sa famille,
Tendre surtout, et menant à sa cour
L’aveugle enfant que l’on appelle Amour.
Un autre aveugle, hélas ! bien moins aimable,
Le triste Hymen, la traita comme vous.
Le vieux Pluton, riche autant qu’haïssable,
Dans les enfers fut son indigne époux.
Il était dieu, mais avare et jaloux :
Il fut cocu, car c’était la justice.
Pirithoüs, son fortuné rival,
Beau, jeune, adroit, complaisant, libéral,
Au dieu Pluton donna le bénéfice

  1. L’auteur avait environ vingt ans quand il fit cette pièce, adressée à une dame contre laquelle son mari avait pris cette étrange précaution ; elle fut imprimée en 1724 pour la première fois.