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Lorsqu’il se vit vendu par sa donzelle ;
Le coutelet de la belle Judith,
Cette beauté si galamment perfide,
Qui, pour le ciel saintement homicide,
Son cher amant massacra dans son lit.
À ces objets la sainte émerveillée,
De cette armure est bientôt habillée ;
Elle vous prend et casque et corselet,
Brassards, cuissards, baudrier, gantelet,
Lance, clou, dague, épieu, caillou, mâchoire,
Marche, s’essaye, et brûle pour la gloire.
JeToute héroïne a besoin d’un coursier ;
Jeanne en demande au triste muletier :
Mais aussitôt un âne se présente,
Au beau poil gris, à la voix éclatante,
Bien étrillé, sellé, bridé, ferré,
Portant arçons, avec chanfrein doré,
Caracolant, du pied frappant la terre,
Comme un coursier de Thrace ou d’Angleterre.
SuCe beau grison deux ailes possédait
Sur son échine, et souvent s’en servait.
Ainsi Pégase, au haut des deux collines,
Portait jadis neuf pucelles divines ;
Et l’hippogriffe, à la lune volant,
Portait Astolphe au pays de saint Jean.
Mon cher lecteur veut connaître cet âne,
Qui vint alors offrir sa croupe à Jeanne :
Il le saura, mais dans un autre chant[1].
Je l’avertis cependant qu’il révère
Cet âne heureux qui n’est pas sans mystère.
SuSur son grison Jeanne a déjà sauté ;
Sur son rayon Denis est remonté :
Tous deux s’en vont vers les rives de Loire
Porter au roi l’espoir de la victoire.
L’âne tantôt trotte d’un pied léger,
Tantôt s’élève et fend les champs de l’air.

  1. N. B. Lecteur, qui avez du goût, remarquez que notre auteur, qui en a aussi, et qui est au-dessus des préjugés, rime toujours pour les oreilles plus que pour les yeux. Vous ne le verrez point faire rimer trône avec bonne, pâte avec patte, homme avec heaume. Une brève n’a pas le même son, et ne se prononce pas comme une longue. Jean et chant se prononcent de même. (Note de Voltaire, 1773.)