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Son Dieu, son diable, et saint François d’Assise,
Qu’à ses vertus Jeanne serait soumise,
Qu’il saisirait ce beau palladion[1].
Il s’écriait, en faisant l’oraison :
« Je servirai ma patrie et l’Église ;
Moine et Breton, je dois faire le bien
De mon pays, et plus encor le mien. »
LuAu même temps un ignorant, un rustre,
Lui disputait cette conquête illustre :
Cet ignorant valait un cordelier,
Car vous saurez qu’il était muletier ;
Le jour, la nuit, offrant sans fin, sans terme,
Son lourd service et l’amour le plus ferme.
L’occasion, la douce égalité,
Faisaient pencher Jeanne de son côté ;
Mais sa pudeur triomphait de la flamme
Qui par les yeux se glissait dans son âme.
Le Grisbourdon vit sa naissante ardeur ;
Mieux qu’elle encore il lisait dans son cœur.
Il vint trouver ce rival si terrible ;
Puis il lui tint ce discours très-plausible :
To« Puissant héros, qui passez au besoin
Tous les mulets commis à votre soin,
Vous méritez, sans doute, la pucelle ;
Elle a mon cœur comme elle a tous vos vœux ;
Rivaux ardents, nous nous craignons tous deux,
Et comme vous je suis amant fidèle.
Çà, partageons, et, rivaux sans querelle,
Tâtons tous deux de ce morceau friand
Qu’on pourrait perdre en se le disputant.
Conduisez-moi vers le lit de la belle ;
J’évoquerai le démon du dormir ;
Ses doux pavots vont soudain l’assoupir ;
Et tour à tour nous veillerons pour elle. »
EtIncontinent le père au grand cordon
Prend son grimoire, évoque le démon
Qui de Morphée eut autrefois le nom.
Ce pesant diable est maintenant en France :
Vers le matin, lorsque nos avocats

  1. Figure de Pallas, à laquelle le destin de Troie était attaché : presque tous les peuples ont eu de pareilles superstitions. (Note de Voltaire, 1762.)