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POËME SUR LE DÉSASTRE DE LISBONNE.

Dieu vous voit du même œil que les vils vermisseaux
Dont vous serez la proie au fond de vos tombeaux ? »
À des infortunés quel horrible langage !
Cruels, à mes douleurs n’ajoutez point l’outrage.
Non, ne présentez plus à mon cœur agité
Ces immuables lois de la nécessité,
Cette chaîne des corps, des esprits, et des mondes.
Ô rêves des savants ! ô chimères profondes !
Dieu tient en main la chaîne, et n’est point enchaîné[1] ;

  1. La chaîne universelle n’est point, comme on l’a dit, une gradation suivie qui lie tous les êtres. Il y a probablement une distance immense entre l’homme et la brute, entre l’homme et les substances supérieures ; il y a l’infini entre Dieu et toutes les substances. Les globes qui roulent autour de notre soleil n’ont rien de ces gradations insensibles, ni dans leur grosseur, ni dans leurs distances, ni dans leurs satellites.

    Pope dit que l’homme ne peut savoir pourquoi les lunes de Jupiter sont moins grandes que Jupiter : il se trompe en cela ; c’est une erreur pardonnable qui a pu échapper à son beau génie. Il n’y a point de mathématicien qui n’eût fait voir au lord Bolingbroke et à M. Pope que si Jupiter était plus petit que ses satellites, ils ne pourraient pas tourner autour de lui ; mais il n’y a point de mathématicien qui pût découvrir une gradation suivie dans les corps du système solaire.

    Il n’est pas vrai que, si on ôtait un atome du monde, le monde ne pourrait subsister ; et c’est ce que M. de Crousaz, savant géomètre, remarqua très bien dans son livre contre M. Pope. Il paraît qu’il avait raison en ce point, quoique sur d’autres il ait été invinciblement réfuté par MM. Warburton et Silhouette.

    Cette chaîne des événements a été admise et très ingénieusement défendue par le grand philosophe Leibnitz ; elle mérite d’être éclaircie. Tous les corps, tous les événements, dépendent d’autres corps et d’autres événements. Cela est vrai ; mais tous les corps ne sont pas nécessaires à l’ordre et à la conservation de l’univers, et tous les événements ne sont pas essentiels à la série des événements. Une goutte d’eau, un grain de sable de plus ou de moins ne peuvent rien changer à la constitution générale. La nature n’est asservie ni à aucune quantité précise, ni à aucune forme précise. Nulle planète ne se meut dans une courbe absolument régulière ; nul être connu n’est d’une figure précisément mathématique ; nulle quantité précise n’est requise pour nulle opération : la nature n’agit jamais rigoureusement. Ainsi on n’a aucune raison d’assurer qu’un atome de moins sur la terre serait la cause de la destruction de la terre.

    Il en est de même des événements : chacun d’eux a sa cause dans l’événement qui précède ; c’est une chose dont aucun philosophe n’a jamais douté. Si on n’avait pas fait l’opération césarienne à la mère de César, César n’aurait pas détruit la république, il n’eût pas adopté Octave, et Octave n’eût pas laissé l’empire à Tibère. Maximilien épouse l’héritière de la Bourgogne et des Pays-Bas, et ce mariage devient la source de deux cents ans de guerre. Mais que César ait craché à droite ou à gauche, que l’héritière de Bourgogne ait arrangé sa coiffure d’une manière ou d’une autre, cela n’a certainement rien changé au système général.

    Il y a donc des événements qui ont des effets, et d’autres qui n’en ont pas. Il en est de leur chaîne comme d’un arbre généalogique ; on y voit des branches qui s’éteignent à la première génération, et d’autres qui continuent la race. Plusieurs événements restent sans filiation. C’est ainsi que dans toute machine il y a des effets nécessaires au mouvement, et d’autres effets indifférents, qui sont la suite