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PRÉFACE DU POËME

dignes de le traduire[1], a triomphé d’autant plus des critiques qu’elles roulaient sur des matières plus délicates.

C’est le propre des censures violentes d’accréditer les opinions qu’elles attaquent. On crie contre un livre parce qu’il réussit, on lui impute des erreurs : qu’arrive-t-il ? Les hommes révoltés contre ces cris prennent pour des vérités les erreurs mêmes que ces critiques ont cru apercevoir. La censure élève des fantômes pour les combattre, et les lecteurs indignés embrassent ces fantômes.

Les critiques ont dit : « Leibnitz, Pope, enseignent le fatalisme » ; et les partisans de Leibnitz et de Pope ont dit : « Si Leibnitz et Pope enseignent le fatalisme, ils ont donc raison, et c’est à cette fatalité invincible qu’il faut croire. »

Pope avait dit Tout est bien en un sens qui était très recevable ; et ils le disent aujourd’hui en un sens qui peut être combattu.

L’auteur du poème sur le Désastre de Lisbonne ne combat point l’illustre Pope, qu’il a toujours admiré et aimé : il pense comme lui sur presque tous les points ; mais, pénétré des malheurs des hommes, il s’élève contre les abus qu’on peut faire de cet ancien axiome Tout est bien. Il adapte cette triste et plus ancienne vérité, reconnue de tous les hommes, qu’il y a du mal sur la terre ; il avoue que le mot Tout est bien, pris dans un sens absolu et sans l’espérance d’un avenir, n’est qu’une insulte aux douleurs de notre vie.

Si, lorsque Lisbonne, Méquinez, Tétuan, et tant d’autres villes, furent englouties avec un si grand nombre de leurs habitants au mois de novembre 1755, des philosophes avaient crié aux malheureux qui échappaient à peine des ruines : « Tout est bien ; les héritiers des morts augmenteront leurs fortunes ; les maçons gagneront de l’argent à rebâtir des maisons ; les bêtes se nourriront des cadavres enterrés dans les débris : c’est l’effet nécessaire des causes nécessaires ; votre mal particulier n’est rien, vous contribuerez au bien général » ; un tel discours certainement eût été aussi cruel que le tremblement de terre a été funeste. Et voilà ce que dit l’auteur du poème sur le Désastre de Lisbonne.

Il avoue donc avec toute la terre qu’il y a du mal sur la terre, ainsi que du bien ; il avoue qu’aucun philosophe n’a pu jamais expliquer l’origine du mal moral et du mal physique ; il avoue que Bayle, le plus grand dialecticien qui ait jamais écrit, n’a fait qu’apprendre à douter[2], et qu’il se combat lui-même ; il avoue

  1. Ces deux hommes sont Silhouette et l’abbé du Resnel.
  2. Voyez le vers 192.