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DE L'ÉGALITÉ DES CONDITIONS.

Vois-tu dans ces vallons ces esclaves champêtres
Qui creusent ces rochers, qui vont fendre ces hêtres,
Qui détournent ces eaux, qui, la bêche à la main,
Fertilisent la terre en déchirant son sein ?
Ils ne sont point formés sur le brillant modèle
De ces pasteurs galants qu’a chantés Fontenelle :
Ce n’est point Timarette et le tendre Tyrcis,
De roses couronnés, sous des myrtes assis,
Entrelaçant leurs noms sur l’écorce des chênes,
Vantant avec esprit leurs plaisirs et leurs peines ;
C’est Pierrot, c’est Colin, dont le bras vigoureux
Soulève un char tremblant dans un fossé bourbeux.
Perrette au point du jour est aux champs la première.
Je les vois, haletants et couverts de poussière.
Braver, dans ces travaux chaque jour répétés,
Et le froid des hivers, et le feu des étés.
Ils chantent cependant ; leur voix fausse et rustique
Gaîment de Pellegrin[1] détonne un vieux cantique[2].
La paix, le doux sommeil, la force, la santé.
Sont le fruit de leur peine et de leur pauvreté.
Si Colin voit Paris, ce fracas de merveilles.
Sans rien dire à son cœur, assourdit ses oreilles :
Il ne désire point ces plaisirs turbulents ;
Il ne les conçoit pas ; il regrette ses champs ;
Dans ces champs fortunés l’amour même l’appelle ;
Et tandis que Damis, courant de belle en belle,
Sous des lambris dorés, et vernis par Martin[3],
Des intrigues du temps composant son destin,
Dupé par sa maîtresse et haï par sa femme,
Prodigue à vingt beautés ses chansons et sa flamme,

  1. L’abbé Pellegrin a fait des cantiques de dévotion sur des airs du Pont-Neuf ; c’est là qu’on trouve, à ce qu’on dit :

    Quand on a perdu Jésus-Christ,

    Adieu paniers, vendanges sont faites.


    Ces cantiques ont été chantés à la campagne et dans des couvents de province. (Note de Voltaire, 1752.) — Plusieurs cantiques de Pellegrin sont sur l’air : Adieu paniers, vendanges sont faites ; mais je n’en ai vu aucun qui contienne ces paroles. (B.)
  2. Bertin a dit depuis, livre III, élégie v :

    Tout un peuple courbé qui s’empresse à l’ouvrage,

    Et détonne gaîment de rustiques chansons.

  3. Fameux vernisseur. (Note de Voltaire, 1756.)