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L’œil morne et sombre, et ne parlant jamais,
Le cœur rongé, va dans son humeur noire
Droit à Paris, loin des rives de Loire.
En peu de jours il arrive à Calais,
S’embarque, et passe à sa terre natale :
C’est là qu’il prit la robe monacale
De saint Bruno[1] ; c’est là qu’en son ennui
Il mit le ciel entre le monde et lui,
Fuyant ce monde, et se fuyant lui-même ;
C’est là qu’il fit un éternel carême ;
Il y vécut sans jamais dire un mot,
Mais sans pouvoir jamais être dévot.



Quand le roi Charle, Agnès, et la guerrière,
Virent passer ce convoi douloureux,
Qu’on aperçut ces amants généreux,
Jadis si beaux et si longtemps heureux,
Souillés de sang et couverts de poussière,
Tous les esprits parurent effrayés,
Et tous les yeux de pleurs furent noyés.
On pleura moins dans la sanglante Troie,
Quand de la mort Hector devint la proie,
Et lorsqu’Achille, en modeste vainqueur,
Le fit traîner avec tant de douceur[2]
Les pieds liés et la tête pendante,
Après son char qui volait sur les morts ;
Car Andromaque au moins était vivante,
Quand son époux passa les sombres bords.



La belle Agnès, Agnès toute tremblante,
Pressait le roi, qui pleurait dans ses bras,
Et lui disait : " Mon cher amant, hélas !
Peut-être un jour nous serons l’un et l’autre
Portés ainsi dans l’empire des morts :
Ah ! que mon âme, aussi bien que mon corps,
Soit à jamais unie avec la vôtre ! "



A ces propos, qui portaient dans les cœurs
La triste crainte et les molles douleurs

  1. Vous savez que Bruno fonda les chartreux, après avoir vu ce chanoine de Magdebourg qui parlait après sa mort, (Note de Voltaire, 1762.) — Les éditeurs
    de Kehl ont rectifié Voltaire, qui fait erreur en supposant que le chanoine auquel les chartreux attribuaient la conversion de leur fondateur était de Magdebourg: il était de Paris, suivant les historiens de la Vie de saint Bruno. (R.)
  2. Je soupçonne un peu d'ironie dans notre grave auteur. (Id., 1762.)