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MILTON.

dans le Tasse est le sujet même dans Milton ; il est encore vrai que sans la peinture des amours d’Adam et d’Ève, comme sans l’amour de Renaud et d’Armide, les diables de Milton et du Tasse n’auraient pas eu un grand succès. Le judicieux Despréaux, qui a presque toujours eu raison, excepté contre Quinault, a dit à tous les poëtes :

Et quel objet enfin à présenter aux yeux[1]
Que le diable toujours hurlant contre les cieux !

Je crois qu’il y a deux causes du succès que le Paradis perdu aura toujours : la première, c’est l’intérêt qu’on prend à deux créatures innocentes et fortunées qu’un être puissant et jaloux rend par sa séduction coupables et malheureuses ; la seconde est la beauté des détails.

Les Français riaient encore quand on leur disait que l’Angleterre avait un poëme épique, dont le sujet était le diable combattant contre Dieu, et un serpent qui persuade à une femme de manger une pomme : ils ne croyaient pas qu’on pût faire sur ce sujet autre chose que des vaudevilles. Je fus le premier qui fis connaître aux Français quelques morceaux de Milton et de Shakespeare. M. Dupré de Saint-Maur donna une traduction en prose française de ce poëme singulier. On fut étonné de trouver, dans un sujet qui parait si stérile, une si grande fertilité d’imagination ; on admira les traits majestueux avec lesquels il ose peindre Dieu, et le caractère encore plus brillant qu’il donne au diable, on lut avec beaucoup de plaisir la description du jardin d’Éden, et des amours innocentes d’Adam et d’Ève. En effet, il est à remarquer que dans tous les autres poëmes l’amour est regardé comme une faiblesse ; dans Milton seul il est une vertu. Le poëte a su lever d’une main chaste le voile qui couvre ailleurs les plaisirs de cette passion ; il transporte le lecteur dans le jardin de < délices ; il semble lui faire goûter les voluptés pures dont Adam et Ève sont remplis : il ne s’élève pas au-dessus de la nature humaine, mais au-dessus de la nature humaine corrompue ; et comme il n’y a point d’exemple d’un pareil amour, il n’y en a point d’une pareille poésie.

Mais tous les critiques judicieux, dont la France est pleine, se réunirent à trouver que le diable parle trop souvent et trop longtemps de la même chose. En admirant plusieurs idées sublimes, ils jugèrent qu’il y en a plusieurs d’outrées, et que l’auteur n’a

  1. Boileau, Art poétique, chant III.