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ESSAI SUR LA POÉSIE ÉPIQUE.

c’est lorsque cet esprit de révolte, s’échappant du fond des enfers, découvre le soleil qui sortait des mains du Créateur :

Toi, sur qui mon tyran prodigue ses bienfaits[1],
Soleil, astre de feu, jour heureux que je hais,
Jour qui fais mon supplice, et dont mes yeux s’étonnent,
Toi qui sembles le dieu des cieux qui t’environnent,
Devant qui tout éclat disparaît et s’enfuit,
Qui fais pâlir le front des astres de la nuit ;
Image du Très-Haut, qui régla ta carrière.
Hélas ! j’eusse autrefois éclipsé ta lumière ;
Sous la voûte des cieux, élevé plus que toi,
Le trône où tu t’assieds s’abaissait devant moi.
Je suis tombé, l’orgueil m’a plongé dans l’abîme[2].

Dans le temps qu’il travaillait à cette tragédie, la sphère de ses idées s’élargissait à mesure qu’il pensait. Son plan devint immense sous sa plume ; et enfin, au lieu d’une tragédie, qui, après tout, n’eût été que bizarre et non intéressante, il imagina un poëme épique, espèce d’ouvrage dans lequel les hommes sont convenus d’approuver souvent le bizarre sous le nom de merveilleux.

Les guerres civiles d’Angleterre ôtèrent longtemps à Milton le loisir nécessaire pour l’exécution d’un si grand dessein. Il était né avec une passion extrême pour la liberté : ce sentiment l’empêcha toujours de prendre parti pour aucune des sectes qui avaient la fureur de dominer dans sa patrie ; il ne voulut fléchir sous le joug d’aucune opinion humaine ; et il n’y eut point d’Église qui pût se vanter de compter Milton pour un de ses membres. Mais il ne garda point cette neutralité dans les guerres civiles du roi et du parlement : il fut un des plus ardents ennemis de l’infortuné roi Charles Ier : il entra même assez avant dans la faveur de Cromwell ; et, par une fatalité qui n’est que trop commune, ce zélé républicain fut le serviteur d’un tyran. Il fut secrétaire d’Olivier Cromwell, de Richard Cromwell, et du parlement, qui dura jusqu’au temps de la restauration. Les Anglais employèrent sa plume pour justifier la mort de leur roi, et pour répondre au livre que Charles II avait fait écrire par Saumaise[3] au sujet de cet événement tragique. Jamais cause ne fut

  1. Paradis perdu, liv. IV, v. 32.
  2. Voltaire ajouta, en 1771, onze vers à ceux qu’on lit ici.
  3. Le livre de Saumaise intitulé Defensio regia, imprimé en 1649, réimprimé en 1651, fut réfuté par l’ouvrage de Milton ayant pour titre Defensio pro populo anglicano, 1651, in-folio. (B.)