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PRKFACE DE M. DE MARMONTKL. 19

enfers et les chiimps élysées; on disait (lu'Orphée, Hercule, I*irithoUs, Ulysse, y étaient descendus pendant leur vie. Enfin ces poètes n'ont rien dont l'idée générale ne soil ailleurs. Mais ils ont peint les objets avec les couleurs les |)lus belles : ils les ont modifiés et end^ellis suivant le caractère de leurirénie et les mœurs de leur temps; ils les ont mis dans leur jour et à leur place. Si ce n'est pas là créer, c'est du moins donner aux choses une nouvelle vie; et on ne saurait disputer à M. de A'oltaire la gloire d'avoir excellé dans ce genre de production. Ce n'est lii, dit-on, que de l'invention de détail, et quelques criti(jues voudraient de la nouveauté dans le tout. On faisait un jour remarquer à un homme de lettres ce beau vers où M. do Voltaire exprime le mystère de FEucharistie :

Et lui découvre un Dieu sous un pain qui n'est plusi.

Oui, dit-il, ce vers est beau; mais, je ne sais, l'idée n'en est pas neuve. Malheur, dit M. de Fénelon -, à qui n'est pas ému en lisant ces vers :

Fortunate sencx ! hic, inter flumina nota Et fontes sacros, frigus captabis opacum.

ViKU., Égl. I.

N'aurais-je pas raison d'adresser cette espèce d'anathème au critique dont je viens de parler ? J'ose prédire à tous ceux qui, comme lui, veulent du neuf, c'est-à-dire de l'inouï, qu'on ne les satisfera jamais qu'aux dépens du bon sens. Milton lui-même n'a pas inventé les idées générales de son poëme, quelque extraordinaires qu'elles soient : il les a puisées dans les poètes, dans l'Écriture sainte. L'idée de son pont, toute gigantesque qu'elle est, n'est pas neuve. Sadi s'en était servi avant lui, et l'avait tirée de la théologie des Turcs. Si donc un poëte qui a franchi les limites du monde, et peint des objets hors de la nature, n'a rien dit dont l'idée générale ne soit ailleurs, je crois qu'on doit se contenter d'être original dans les détails et dans Fordonnance, surtout quand on a assez de génie pour s'élever au- dessus de ses modèles.

Je ne réfuterai pas ici ceux qui ont été assez ennemis de la poésie pour avancer qu'il peut y avoir des poëmes en prose ^ : ce paradoxe paraît témé- raire à tous les gens de bon goût et de bon sens. M. de Fénelon, qui avait beaucoup de l'un et de l'autre, n'a jamais donné son Télémaque que sous le nom des Aventures de Télémaque, et jamais sous celui de poëme. C'est sans contredit le premier de tous les romans; mais il ne peut pas même être mis dans la classe des derniers poëmes. Je ne dis pas seulement parce que les aventures qu'on y raconte sont presque toutes indépendantes les unes

1. Chant X, vers 492.

2. Lettre à l'Académie française.

3. Houdard de Lamotte. Ou en a vu dans notre siècle : les Aatchez, les Martyrs.

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