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DON ALONZO DE ERCILLA.

les avis que vous donne ma vieillesse. Atride, vous ne devez pas garder l’esclave d’Achille : fils de Thétis, vous ne devez pas traiter avec hauteur le chef de l’armée. Achille est le plus grand, le plus courageux des guerriers ; Agamemnon est le plus grand des rois, etc. » Sa harangue fut infructueuse ; Agamemnon loua son éloquence, et méprisa son conseil.

Considérez, d’un côté, l’adresse avec laquelle le barbare Colocolo s’insinue dans l’esprit des caciques, la douceur respectable avec laquelle il calme leur animosité, la tendresse majestueuse de ses paroles, combien l’amour du pays l’anime, combien les sentiments de la vraie gloire pénètrent son cœur ; avec quelle prudence il loue leur courage en réprimant leur fureur ; avec quel art il ne donne la supériorité à aucun : c’est un censeur, un panégyriste adroit ; aussi tous se soumettent à ses raisons, confessant la force de son éloquence, non par de vaines louanges, mais par une prompte obéissance. Qu’on juge, d’un autre côté, si Nestor est si sage de parler tant de sa sagesse ; si c’est un moyen sûr de s’attirer l’attention des princes grecs, que de les rabaisser et de les mettre au-dessous de leur aïeux ; si toute l’assemblée peut entendre dire avec plaisir à Nestor qu’Achille est le plus courageux des chefs qui sont là présents. Après avoir comparé le babil présomptueux et impoli de Nestor avec le discours modeste et mesuré de Colocolo, l’odieuse différence qu’il met entre le rang d’Agamemnon et le mérite d’Achille, avec cette portion égale de grandeur et de courage attribuée avec art à tous les caciques, que le lecteur prononce[1] ; et s’il y a un général dans le monde qui souffre volontiers qu’on lui préfère son inférieur pour le courage ; s’il y a une assemblée qui puisse supporter sans s’émouvoir un harangueur qui, leur parlant avec mépris, vante leurs prédécesseurs à leurs dépens, alors Homère pourra être préféré à Alonzo dans ce cas particulier.

Il est vrai que si Alonzo est dans un seul endroit supérieur à Homère, il est dans tout le reste au-dessous du moindre des poëtes : on est étonné de le voir tomber si bas, après avoir pris un vol si haut. Il y a sans doute beaucoup de feu dans ses batailles, mais nulle invention, nul plan, point de variété dans les descrip-

  1. M.  Dugas-Montbel remarque qu’on ne peut prononcer en connaissance de cause sur le texte donné par Voltaire, qui, après avoir donné une traduction élégante et soignée du discours de Colocolo, mutile impitoyablement celui de Nestor, et en supprime les plus beaux traits ; voyez les Observations sur l’Iliade d’Homère, par Dugas-Montbel, t. Ier, p. 35-39. (B.)