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ESSAI SUR LA POÉSIE ÉPIQUE

d’une main brisez un joug honteux, et de l’autre attaquez les Espagnols, et ne répandez pas dans une querelle stérile les précieux restes d’un sang que les dieux vous ont laissé pour vous venger. J’applaudis, je l’avoue, à la fière émulation de vos courages : ce même orgueil que je condamne augmente l’espoir que je conçois. Mais que votre valeur aveugle ne combatte pas contre elle-même, et ne se serve pas de ses propres forces pour détruire le pays qu’elle doit défendre. Si vous êtes résolus de ne point cesser vos querelles, trempez vos glaives dans mon sang glacé. J’ai vécu trop longtemps : heureux qui meurt sans voir ses compatriotes malheureux, et malheureux par leur faute ! Écoutez donc ce que j’ose vous proposer : votre valeur, ô caciques ! est égale ; vous êtes tous également illustres par votre naissance, par votre pouvoir, par vos richesses, par vos exploits ; vos âmes sont également dignes de commander, également capables de subjuguer l’univers ; ce sont ces présents célestes qui causent vos querelles. Vous manquez de chef, et chacun de vous mérite de l’être ; ainsi puisqu’il n’y a aucune différence entre vos courages, que la force du corps décide ce que l’égalité de vos vertus n’aurait jamais décidé, etc. » Le vieillard propose alors un exercice digne d’une nation barbare, de porter une grosse poutre, et de déférer à qui en soutiendrait le poids plus longtemps l’honneur du commandement.

Comme la meilleure manière de perfectionner notre goût est de comparer ensemble des choses de même nature, opposez le discours de Nestor à celui de Colocolo ; et, renonçant à cette adoration que nos esprits, justement préoccupés, rendent au grand nom d’Homère, pesez les deux harangues dans la balance de l’équité et de la raison.

Après qu’Achille, instruit et inspiré par Minerve, déesse de la sagesse, a donné à Agamemnon les noms d’ivrogne et de chien, le sage Nestor se lève pour adoucir les esprits irrités de ces deux héros, et parle ainsi[1] : Quelle satisfaction sera-ce aux Troyens lorsqu’ils entendront parler de vos discordes ? Votre jeunesse doit respecter mes années, et se soumettre à mes conseils. J’ai vu autrefois des héros supérieurs à vous. Non, mes yeux ne verront jamais des hommes semblables à l’invincible Pirithoüs, au brave Céneus, au divin Thésée, etc. J’ai été à la guerre avec eux, et, quoique je fusse jeune, mon éloquence persuasive avait du pouvoir sur leurs esprits ; ils écoutaient Nestor : jeunes guerriers, écoutez donc

  1. Iliade, livre Ier, vers 254.