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DON ALONZO DE ERCILLA.

Armide et Ismeno sont les tentations qui assiégent nos âmes ; les charmes, les illusions de la forêt enchantée, représentent les faux raisonnements, falsi sillogismi, dans lesquels nos passions nous entraînent.

Telle est la clef que le Tasse ose donner de son poëme. Il en use en quelque sorte avec lui-même comme les commentateurs ont fait avec Homère et avec Virgile : il se suppose des vues et des desseins qu’il n’avait pas probablement quand il fit son poëme ; ou si, par malheur, il les a eus, il est bien incompréhensible comment il a pu faire un si bel ouvrage avec des idées si alambiquées.

Si le diable joue dans son poëme le rôle d’un misérable charlatan, d’un autre côté tout ce qui regarde la religion y est exposé avec majesté, et, si je l’ose dire, dans l’esprit de la religion ; les processions, les litanies, et quelques autres détails des pratiques religieuses, sont représentés dans la Jérusalem délivrée sous une forme respectable : telle est la force de la poésie, qui sait ennoblir tout, et étendre la sphère des moindres choses.

Il a eu l’inadvertance de donner aux mauvais esprits les noms de Pluton et d’Alecton, et d’avoir confondu les idées païennes avec les idées chrétiennes. Il est étrange que la plupart des poëtes modernes soient tombés dans cette faute : on dirait que nos diables et notre enfer chrétien auraient quelque chose de bas et de ridicule qui demanderait d’être ennobli par l’idée de l’enfer païen. Il est vrai que Pluton, Proserpine, Rhadamanthe, Tisiphone, sont des noms plus agréables que Belzébuth et Astaroth : nous rions du mot de diable, nous respectons celui de furie. Voilà ce que c’est que d’avoir le mérite de l’antiquité ; il n’y a pas jusqu’à l’enfer qui n’y gagne.


CHAPITRE VIII.
DON ALONZO DE ERCILLA.

Sur la fin du seizième siècle, l’Espagne produisit un poëme épique célèbre par quelques beautés particulières qui y brillent, aussi bien que par la singularité du sujet, mais encore plus remarquable par le caractère de l’auteur.