Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome8.djvu/348

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
330
ESSAI SUR LA POÉSIE ÉPIQUE.

La poésie fut le premier art qui fut cultivé avec succès. Dante et Pétrarque écrivirent dans un temps où l’on n’avait pas encore un ouvrage de prose supportable : chose étrange que presque toutes les nations du monde aient eu des poëtes avant que d’avoir aucune autre sorte d’écrivains ! Homère fleurit chez les Grecs plus d’un siècle avant qu’il parût un historien. Les cantiques de Moïse sont le plus ancien monument des Hébreux. On a trouvé des chansons chez les Caraïbes, qui ignoraient tous les arts. Les Barbares des côtes de la mer Baltique avaient leurs fameuses rimes runiques dans les temps qu’ils ne savaient pas lire : ce qui prouve, en passant, que la poésie est plus naturelle aux hommes qu’on ne pense.

Quoi qu’il en soit, le Tasse était encore au berceau, lorsque le Trissin, auteur de la fameuse Sophonisbe, la première tragédie écrite en langue vulgaire, entreprit un poëme épique. Il prit pour son sujet a l’Italie délivrée des Goths par Bélisaire, sous l’empire de Justinien ». Son plan est sage et régulier ; mais la poésie y est faible. Toutefois l’ouvrage réussit, et cette aurore du bon goût brilla pendant quelque temps, jusqu’à ce qu’elle fût absorbée dans le grand jour qu’apporta le Tasse.

Le Trissin était un homme d’un savoir très-étendu et d’une grande capacité. Léon X l’employa dans plus d’une affaire importante. Il fut ambassadeur auprès de Charles-Quint ; mais enfin il sacrifia son ambition et la prétendue solidité des affaires à son goût pour les lettres, bien différent en cela de quelques hommes célèbres que nous avons vus quitter et même mépriser les lettres, après avoir fait fortune par elles. Il était avec raison charmé des beautés qui sont dans Homère ; et cependant sa grande faute est de l’avoir imité ; il en a tout pris, hors le génie. Il s’appuie sur Homère pour marcher, et tombe en voulant le suivre ; il cueille les fleurs du poëte grec, mais elles se flétrissent dans les mains de l’imitateur.

Le Trissin, par exemple, a copié ce bel endroit d’Homère où Junon, parée de la ceinture de Vénus, dérobe à Jupiter des caresses qu’il n’avait pas coutume de lui faire. La femme de l’empereur Justinien a les mêmes vues sur son époux dans l’Italia liberata[1]. « Elle commence par se baigner dans sa belle chambre ; elle met une chemise blanche, et, après une longue énumération de tous les affiquets d’une toilette, elle va trouver l’empereur, qui est assis sur un gazon dans un petit jardin ; elle lui

  1. Chant III, vers 582, etc.