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ESSAI SUR LA POÉSIE ÉPIQUE.

CHAPITRE IV.
LUCAIN.

Après avoir levé nos yeux vers Homère et Virgile, il est inutile de les arrêter sur leurs copistes. Je passerai sous silence Statius et Silius Italicus, l’un faible, l’autre monstrueux imitateur de l’Iliade et de l’Énéide ; mais il ne faut pas omettre Lucain, dont le génie original a ouvert une route nouvelle. Il n’a rien imité ; il ne doit à personne ni ses beautés ni ses défauts, et mérite par cela seul une attention particulière.

Lucain était d’une ancienne maison de l’ordre des chevaliers : il naquit à Cordoue, en Espagne, sous l’empereur Caligula. Il n’avait encore que huit mois lorsqu’on l’amena à Rome, où il fut élevé dans la maison de Sénèque, son oncle. Ce fait suffit pour imposer silence à des critiques qui ont révoqué en doute la pureté de son langage ; ils ont pris Lucain pour un Espagnol qui a fait des vers latins ; trompés par ce préjugé, ils ont cru trouver dans son style des barbarismes qui n’y sont point, et qui, supposé qu’ils y fussent, ne peuvent assurément être aperçus par aucun moderne. Il fut d’abord favori de Néron, jusqu’à ce qu’il eût la noble imprudence de disputer contre lui le prix de la poésie, et le dangereux honneur de le remporter. Le sujet qu’ils traitaient tous deux était Orphée. La hardiesse qu’eurent les juges de déclarer Lucain vainqueur est une preuve bien forte de la liberté dont on jouissait dans les premières années de ce règne.

Tandis que Néron fit les délices des Romains, Lucain crut pouvoir lui donner des éloges ; il le loue même avec trop de flatterie ; et en cela seul il a imité Virgile, qui avait eu la faiblesse de donner à Auguste un encens que jamais un homme ne doit donner à un autre homme, tel qu’il soit, Néron démentit bientôt les louanges outrées dont Lucain l’avait comblé : il força Sénèque à conspirer contre lui : Lucain entra dans cette fameuse conjuration, dont la découverte coûta la vie à trois cents Romains du premier rang. Étant condamné à la mort, il se fit ouvrir les veines dans un bain chaud, et mourut en récitant des vers de sa Pharsale, qui exprimaient le genre de mort dont il expirait.

Il ne fut pas le premier qui choisit une histoire récente pour