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HOMÈRE.

« Elles sont filles du maître des dieux, elles marchent tristement, le front couvert de confusion, les yeux trempés de larmes, et ne pouvant se soutenir sur leurs pieds chancelants ; elles suivent de loin l’Injure, l’Injure altière, qui court sur la terre d’un pied léger, levant sa tête audacieuse. » C’est ici sans doute qu’on ne peut surtout s’empêcher d’être un peu révolté contre feu Lamotte Houdard de l’Académie française, qui, dans sa traduction d’Homère, étrangle tout ce beau passage, et le raccourcit ainsi en deux vers :

On apaise les dieux ; mais, par des sacrifices,
De ces dieux irrités on fait des dieux propices.

Quel malheureux don de la nature que l’esprit, s’il a empêché M.  de Lamotte de sentir ces grandes beautés d’imagination, et si cet académicien si ingénieux a cru que quelques antithèses, quelques tours délicats pourraient suppléer à ces grands traits d’éloquence ! Lamotte a ôté beaucoup de défauts à Homère, mais il n’a conservé aucune de ses beautés ; il a fait un petit squelette d’un corps démesuré et trop plein d’embonpoint. En vain tous les journaux ont prodigué des louanges à Lamotte ; en vain avec tout l’art possible, et soutenu de beaucoup de mérite, s’était-il fait un parti considérable ; son parti, ses éloges, sa traduction, tout a disparu, et Homère est resté.

Ceux qui ne peuvent pardonner les fautes d’Homère en faveur de ses beautés sont la plupart des esprits trop philosophiques, qui ont étouffé en eux-mêmes tout sentiment. On trouve dans les Pensées de M.  Pascal qu’il n’y a point de beauté poétique, et que, faute d’elle, on a inventé de grands mots, comme fatal laurier, bel astre[1], et que c’est cela qu’on appelle beauté poétique. Que prouve un tel passage, sinon que l’auteur parlait de ce qu’il n’entendait pas ? Pour juger des poëtes, il faut savoir sentir, il faut être né avec quelques étincelles du feu qui anime ceux qu’on veut connaître ; comme, pour décider sur la musique, ce n’est pas assez, ce n’est rien même de calculer en mathématicien la proportion des tons ; il faut avoir de l’oreille et de l’âme.

Qu’on ne croie point encore connaître les poëtes par les traductions ; ce serait vouloir apercevoir le coloris d’un tableau dans une estampe. Les traductions augmentent les fautes d’un ouvrage, et en gâtent les beautés. Qui n’a lu que Mme  Dacier n’a point

  1. Voltaire parle ailleurs de ces expressions de Pascal.