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ESSAI SUR LA POÉSIE ÉPIQUE.

de la communion anglicane, et qu’animant, par un geste noble, un discours pathétique, il s’écrie : « Oui, chrétiens, vous étiez bien disposés ; mais le sang de cette veuve que vous avez abandonnée ; mais le sang de ce pauvre que vous avez laissé opprimer ; mais le sang de ces misérables dont vous n’avez pas pris en main la cause ; ce sang retombera sur vous, et vos bonnes dispositions ne serviront qu’à rendre sa voix plus forte pour demander à Dieu vengeance de votre infidélité. Ah ! mes chers auditeurs, etc. » Ces paroles pathétiques, prononcées avec force, et accompagnées de grands gestes, feront rire un auditoire anglais : car autant qu’ils aiment sur le théâtre les expressions ampoulées et les mouvements forcés de l’éloquence, autant ils goûtent dans la chaire une simplicité sans ornement. Un sermon en France est une longue déclamation, scrupuleusement divisée en trois points, et récitée avec enthousiasme. En Angleterre, un sermon est une dissertation solide, et quelquefois sèche, qu’un homme lit au peuple sans geste et sans aucun éclat de voix. En Italie, c’est une comédie spirituelle. En voilà assez pour faire voir combien grande est la différence entre les goûts des nations.

Je sais qu’il y a plusieurs personnes qui ne sauraient admettre ce sentiment : ils disent que la raison et les passions sont partout les mêmes ; cela est vrai, mais elles s’expriment partout diversement. Les hommes ont en tout pays un nez, deux yeux, et une bouche : cependant l’assemblage des traits qui fait la beauté en France ne réussira pas en Turquie, ni une beauté turque à la Chine : et ce qu’il y a de plus aimable en Asie et en Europe serait regardé comme un monstre dans le pays de la Guinée. Puisque la nature est si différente d’elle-même, comment veut-on asservir à des lois générales des arts sur lesquels la coutume, c’est-à-dire l’inconstance, a tant d’empire ? Si donc nous voulons avoir une connaissance un peu étendue de ces arts, il faut nous informer de quelle manière on les cultive chez toutes les nations. Il ne suffit pas, pour connaître l’épopée, d’avoir lu Virgile et Homère ; comme ce n’est point assez, en fait de tragédie, d’avoir lu Sophocle et Euripide.

Nous devons admirer ce qui est universellement beau chez les anciens, nous devons nous prêter à ce qui était beau dans leur langue et dans leurs mœurs ; mais ce serait s’égarer étrangement que de les vouloir suivre en tout à la piste. Nous ne parlons point la même langue. La religion, qui est presque toujours le fondement de la poésie épique, est parmi nous l’opposé de leur mythologie. Nos coutumes sont plus différentes de celles des héros