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ESSAI SUR LA POÉSIE ÉPIQUE

gnols. La force, l’énergie, la hardiesse, sont plus particulières aux Anglais ; ils sont surtout amoureux des allégories et des comparaisons. Les Français ont pour eux la clarté, l’exactitude, l’élégance : ils hasardent peu ; ils n’ont ni la force anglaise, qui leur paraîtrait une force gigantesque et monstrueuse, ni la douceur italienne, qui leur semble dégénérer en une mollesse efféminée.

De toutes ces différences naissent ce dégoût et ce mépris que les nations ont les unes pour les autres. Pour regarder dans tous ses jours cette différence qui se trouve entre les goûts des peuples voisins, considérons maintenant leur style.

On approuve avec raison en Italie ces vers imités de Lucrèce dans la troisième stance du premier chant de la Jérusalem :

Cosi all’ egro fanciul porgiamo aspersi
Di soave licor gli orli del vaso :
Succhi amari ingannato intanto ei beve,
E dall’ inganno suo vita riceve.

Cette comparaison du charme des fables qui enveloppent des leçons utiles, avec une médecine amère donnée à un enfant dans un vase bordé de miel, ne serait pas soufferte dans un poëme épique français. Nous lisons avec plaisir dans Montaigne qu’il faut emmieller la viande salubre à l’enfant. Mais cette image, qui nous plaît dans son style familier, ne nous paraîtrait pas digne de la majesté de l’épopée.

Voici un autre endroit universellement approuvé, et qui mérite de l’être : c’est dans la trente-sixième stance du chant seizième de la Jérusalem, lorsque Armide commence à soupçonner la fuite de son amant :

Volea gridar : Dove, o crudel, me sola
Lasci ? Ma il varco al suon chiuse il dolore :
Si che torno la flebile parola
Più amara indietro a rimbombar sul core.

Ces quatre vers italiens sont très-touchants et très-naturels ; mais si on les traduit exactement, ce sera un galimatias en français, « Elle voulait crier : Cruel, pourquoi me laisses-tu seule ? Mais la douleur ferma le chemin à sa voix ; et ces paroles douloureuses reculèrent avec plus d’amertume, et retentirent sur son cœur. »

Apportons un autre exemple tiré d’un des plus sublimes endroits du poëme singulier de Milton, dont j’ai déjà parlé ; c’est