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ESSAI SUR LA POÉSIE ÉPIQUE.

La plupart ont discouru avec pesanteur de ce qu’il fallait sentir avec transport ; et quand même leurs règles seraient justes, combien peu seraient-elles utiles ! Homère, Virgile, le Tasse, Milton, n’ont guère obéi à d’autres leçons qu’à celles de leur génie. Tant de prétendues règles, tant de liens, ne serviraient qu’à embarrasser les grands hommes dans leur marche, et seraient d’un faible secours à ceux à qui le talent manqua. Il faut courir dans la carrière, et non pas s’y traîner avec des béquilles. Presque tous les critiques ont cherché dans Homère des règles qui n’y sont assurément point. Mais comme ce poète grec a composé deux poèmes d’une nature absolument différente, ils ont été bien en peine pour concilier Homère avec lui-même. Virgile venant ensuite, qui réunit dans son ouvrage le plan de l’Iliade et celui de l’Odyssée, il fallut qu’ils cherchassent encore de nouveaux expédients pour ajuster leurs règles à l’Énèide. Ils ont fait à peu près comme les astronomes, qui inventaient tous les jours des cercles imaginaires, et créaient ou anéantissaient un ciel ou deux de cristal à la moindre difficulté.

Si un de ceux qu’on nomme savants, et qui se croient tels, venait vous dire : « Le poème épique est une longue fable inventée pour enseigner une vérité morale, et dans laquelle un héros achève quelque grande action, avec le secours des dieux, dans l’espace d’une année ; » il faudrait lui répondre : Votre définition est très-fausse, car, sans examiner si l’Iliade d’Homère est d’accord avec votre règle, les Anglais[1] ont un poëme épique dont le héros, loin de venir à bout d’une grande entreprise par le secours céleste, en une année, est trompé par le diable et par sa femme en un jour, et est chassé du paradis terrestre pour avoir désobéi à Dieu. Ce poème cependant est mis par les Anglais au niveau de l’Iliade, et beaucoup de personnes le préfèrent à Homère avec quelque apparence de raison.

Mais, me direz-vous, le poème épique ne sera-t-il donc que le récit d’une aventure malheureuse ? Non : cette définition serait aussi fausse que l’autre. l’Œdipe de Sophocle, le Cinna de Corneille, l’Athalie de Racine, le César de Shakespeare, le Caton d’Addison, la Mérope du marquis Scipion Maffei, le Roland de Quinault, sont toutes de belles tragédies, et j’ose dire toutes d’une nature différente : on aurait besoin en quelque sorte d’une définition pour chacune d’elles.

Il faut dans tous les arts se donner bien de garde de ces défi-

  1. Voyez ci-après le chapitre ix.