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ôter ù la poésie ce qui la distingue du discours ordinaire. Les vers blancs n’ont été inventés que par la paresse et l’impuissance do faire des vers rimes, comme le célèbre Pope me l’a avoué vingt fois. Insérer dans une tragédie des scènes entières en prose, c’est l’aveu d’une impuissance encore plus bonteuse.

Il est bien certain que les Grecs ne placèrent les Muses sur le baut du l’arnasso que pour marquer le mérite et le plaisir de pouvoir aborder jusqu’à elles à travers dos obstacles. i\e supprimez donc point ces obstacles, madame ; laissez subsister les barrières (pii séparent la bonne compagnie dos vendeurs d’orviétan et de leurs gillos ; soulTroz que Pope imite les véritables génies italiens, les Arioste, les Tasse, qui se sont soumis à la gêne de la rime pour la vaincre.

Enfin quand Boileau a prononcé S

Et que tout ce qu’il dit, facile il retenir,

De son ouvrage en vous laisse un long souvenir,

n’a-t-il pas entendu que la rime imprimait plus aisément les pensées dans la mémoire ?

Je ne me flatte pas que mon discours et ma sensibilité passent dans le cœur de M™^ Montagne, et que je sois destiné à convertir divisas orbe Britannos. Mais pourquoi faire une querelle nationale d’un objet de littérature ? Los Anglais n’ont-ils pas assez de dissensions chez eux, et n’avons-nous pas assez de tracasseries chez nous ? ou plutôt l’une et l’autre nation n’ont-elles pas eu assez de grands hommes dans tous les genres pour ne se rien envier, pour ne se rien reprocher ?

Hélas ! messieurs, permettez-moi de vous répéter que j’ai passé une partie de ma vie à faire connaître en France les passages les plus frappants des auteurs qui ont eu de la réputation chez les autres nations..Je fus le premier qui tirai un peu d’or de la fange où le génie de Shakespeare ’^ avait été plongé par son siècle. J’ai rendu justice à l’Anglais Shakespeare, comme à l’Espagnol Galderon, et je n’ai jamais écouté le préjugé national. J’ose dire que c’est de ma seule patrie que j’ai appris à regarder les autres peuples d’un œil impartial. Les véritables gens de lettres en France n’ont jamais connu cette rivalité hautaine et pédantesque, cet amour-propre révoltant qui se déguise sous l’amour de son pays,

1. Art poétique, III, 155-150. (B.)

2. Dans les Lettres philosophiques. (B.)

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