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PRÉFACE[1]


L’abbé de Châteauneuf, auteur du Dialogue sur la musique des anciens[2], ouvrage savant et agréable, rapporte à la page 104 l’anecdote suivante :

« Molière nous cita Mlle Ninon de Lenclos[3] comme la personne qu’il connaissait sur qui le ridicule faisait une plus prompte impression, et nous apprit qu’ayant été la veille lui lire son Tartuffe (selon sa coutume de la consulter sur tout ce qu’il faisait), elle le paya en même monnaie par le récit d’une aventure qui lui était arrivée avec un scélérat à peu près de cette espèce, dont elle lui fit le portrait avec des couleurs si vives et si naturelles que, si sa pièce n’eût pas été faite, nous disait-il, il ne l’aurait jamais entreprise, tant il se serait cru incapable de rien mettre sur le théâtre d’aussi parfait que le Tartuffe de Mlle Lenclos. »

Supposé que Molière ait parlé ainsi, je ne sais à quoi il pensait. Cette peinture d’un faux dévot, si vive et si brillante dans la bouche de Ninon, aurait dû au contraire exciter Molière à composer sa comédie du Tartuffe, s’il ne l’avait pas déjà faite. Un génie tel que le sien eût vu tout d’un coup, dans le simple récit de Ninon, de quoi construire son inimitable pièce, le chef-d’œuvre du bon comique, de la saine morale, et le tableau le plus vrai de la fourberie la plus dangereuse. D’ailleurs il y a, comme on sait, une prodigieuse différence entre raconter plaisamment et intriguer une comédie supérieurement.

L’aventure dont parlait Ninon pouvait fournir un bon conte, sans être la matière d’une bonne comédie.

Je me souviens qu’étant un jour dans la nécessité d’emprunter de l’argent d’un usurier, je trouvai deux crucifix sur la table. Je

  1. Cette préface est de Voltaire, et se trouve, dès 1772, dans les éditions séparées de cette pièce. (B.)
  2. 1725, in-12.
  3. Au lieu de mademoiselle de Lenclos, le texte de Châteauneuf porte Léontium. Il en est de même à la fin de la citation. (B.)