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38 CORRESPONDANCE.

seil fut assemblé pendant la nuit, le lit de justice résolu, les affiches d’un arrêt séditieux couvertes avant le jour. M. de Maurepas, étonné, effrayé, avait laissé faire ; mais il lui resta contre M. Turgot une jalousie d’autant plus grande qu’incapable de sentir l’âme de M. Turgot, il le regarda comme un rival dangereux. Le garde des sceaux [1] s’aperçut de ce sentiment, et eut soin de le nourrir. Il devait la dignité de chef de la magistrature à son talent pour jouer les Crispins, et au mérite d’avoir fait rire Mme de Maurepas et ses femmes en jouant des parades à Pont-Chartrain. Livré toute sa vie à la crapule, il joignait le ton le plus bas à l’âme la plus vile. Dans les temps où l’on payait les parlements, il avait reçu quatre cent mille francs pour payer ses dettes. Malheureusement il avait assez d’esprit pour sentir combien M. Turgot devait le mépriser, et qu’il ne pourrait, tant qu’il serait en place, ni se faire donner de l’argent ni en prendre. Les édits de M. Turgot étaient dressés, il fallut les communiquer à M. de Maurepas, au garde des sceaux, et à M. de Malesherbes. Le garde des sceaux, après avoir d’abord combattu celui des jurandes, sut, par ses émissaires, que l’édit des corvées était celui qui offensait le plus les parlements. Plus de la moitié des membres de ce corps, sortis ou de la finance ou de la valetaille du siècle dernier, tenait fortement aux privilèges de la noblesse. Le garde des sceaux dirigea en conséquence ses efforts contre l’édit des corvées. Il donna au roi un mémoire digne des charniers Saints-Innocents. M. Turgot eut la bonté d’y répondre en détail. Le roi lut tout cela, il parut convaincu. Dès lors le garde des sceaux n’osa plus s’opposer directement ; il se contenta de soulever en secret les parlements. Il fit dire au roi, par M. de Maurepas que M. Turgot était un ennemi de la religion et de l’autorité royale, et qu’il allait bouleverser l’État.

On chargea Seguier de faire des réquisitoires, tantôt contre un livre sur les Droits féodaux[2], et tantôt contre un Dictionnaire théologique, ensuite contre un monarque accompli. On insinuait adroitement que M. Turgot voulait anéantir les privilèges de la noblesse, et que depuis son ministère l’impiété et la sédition marchaient tête levée. Il n’eut pas de peine à faire sentir au roi l’absurdité du parlement. Mais M. de Maurepas montrait de son côté les parlements révoltés, la noblesse dans l’inquiétude, les financiers prêts à faire banqueroute. Le roi, peu éclairé, n’ayant aucun principe fixe, porté naturellement à la défiance, penchant que M. de Maurepas augmentait en lui disant du mal de tous les gens honnêtes, était ébranlé.

M. de Malesherbes eut alors l’imprudence de confier à M. de Maurepas le dessein qu’il avait de se retirer. Né avec beaucoup d’esprit, de facilité pour les sciences, et d’éloquence naturelle, il a, soit par goût, soit par défaut de rectitude dans l’esprit, un penchant pour les idées bizarres et paradoxales ; il trouve dans son esprit des raisons sans nombre pour défendre le pour et le contre, et n’en trouve jamais aucune pour se décider. Particulier, il avait employé son éloquence à prouver aux rois et aux ministres qu’il fallait

  1. Maupeou.
  2. Par M. de Boncerf