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34 CORRESPONDANCE.

9784. — A M. LE COMTE D'ARGENTAL.

12 juin.

Mon cher ange, vous avez en moi un correspondant bien peu digne de vous. Vous êtes sage et tranquille, et je ne puis parvenir à l’être. J’ai eu beau chercher la retraite, je me trouve, à l’âge de quatre-vingt-deux ans, secoué par des dissipations qui sont de véritables fatigues, et qui me forcent à vous importuner vous-même. Il n’est pas juste que vous pâtissiez des frivolités de ma jeunesse ; cependant il faut que je vous propose de daigner partager un peu mes faiblesses.

Un directeur de troupe, nommé Saint Géran[1], fort protégé par Mme de Saint-Julien et par M. le marquis de Gouvernet son frère, achève actuellement, dans ma colonie, le plus joli théâtre de province. Il demande Lekain pour consacrer cette église immédiatement après le jubilé. Il se flatte que Lekain viendra passer chez nous tout le mois de juillet, si M. le maréchal de Duras lui en donne la permission. C’est une grâce, mon cher ange, qui ne peut être obtenue que par vous. Voyez si vous pouvez vous en charger.

On m’assure que le plaisir d’entendre Lekain pourra diminuer les souffrances dont mes maladies continuelles m’accablent. Je vous devrai, non pas ma santé, car je ne puis espérer à mon âge ce que je n’ai jamais eu de ma vie, mais du moins quelques heures plus tolérables ; et il me sera bien doux de vous en avoir l'obligalion. Mes colons disent qu’il suffit d’eux pour remplir le spectacle ; mais ils se trompent : il me faut Genève, et il n’y a que Lekain qui puisse l’attirer. Il gagnera plus auprès d’une république qu’auprès du roi de Prusse. J’arrangerai volontiers avec Lekain ce que vous m’avez proposé pour Sémiramis et pour Tancrède.

Ce que je vous ai mandé[2] des Lettres chinoises est très-vrai. On ne sait, au bout de quinze jours, ce que deviennent toutes ces petites brochures ; cela s’en va dans les provinces et en Allemagne, et on n’en entend plus parler. Je vous avoue que je voudrais souvent qu’on n’eût jamais parlé de moi, et que j’eusse pu prendre pour ma devise : Qui bene latuit, bene vixit[3] ; mais on ne peut se soustraire à sa destinée.

  1. Voyez pages 23 et 44.
  2. Lettre 9769.
  3. Ovide, Tristes, livre III, élégie iv, vers 25.