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ANNÉE 1776.

vous qu’ils ont osé demander qu’il ne fût pas permis d’écrire contre eux ; cette vile postérité des laquais, des câlins, des traitants du dernier siècle, prétend être respectée, et qu’elle le sera ? Ils veulent nous mettre un bâillon, de peur que les cris que la douleur nous arrache ne troublent leur repos. Voilà où nous sommes tombés, mon cher et illustre maître, et de bien haut !

Voilà donc enfln La Harpe de l’Académie ! J’en ai été bien aise pour lui. Quant à la littérature, je la crois perdue avec tout le reste. Vous ne sauriez croire quel ressort et quelle activité deux ans d’oppression ont donnés à la canaille, et comme elle va profiter de la liberté qu’elle a recouvrée. On ne fera point de mal positif, on ne persécutera point ; mais on laissera tous ces fripons subalternes voler, nuire et persécuter à leur gré.

Je tâcherai d’avoir une occasion de vous écrire librement ; mais vous savez qu’il y a un certain Rigoley[1], parent d’un autre Rigoley, et que ce Rigoley est le chef en titre d’un bureau d’espionnage, et de l’espionnage de la plus vile espèce. Or cet homme montre, non pas nos lettres, il ne l’oserait, mais des extraits de nos lettres, non pas au roi, qui est trompé, et que certainement M. Rigoley ne veut pas détromper, mais à toutes les personnes puissantes. Les secrets de toutes les familles, de toutes les amitiés, étaient livrés par lui, il y a quatre ans, à Mme Du Barry et à sa séquelle. Je ne sais à qui il les livre à présent.

Adieu, mon cher et illustre maître, nous avons fait un beau rêve, mais il a été trop court. Je vais me remettre à la géométrie et à la philosophie. Il est bien froid de ne plus travailler que pour la gloriole, quand on s’est flatté pendant quelque temps de travailler pour le bien public.

9778. — A MADAME LA COMTESSE DE TURPIN[2].

A Ferney, 6 juin.

Madame, vous et moi avons perdu un ami : je le suivrai bientôt ; l’état où je suis m’en avertit à chaque moment. Vous rendez un grand service à sa mémoire, et en même temps au public, en faisant connaître ses ouvrages, et en joignant votre esprit au sien. Pour moi, accablé d’années, de maladies cruelles et d’ennemis plus cruels encore, j’aurais voulu, du fond de ma

  1. Rigoley d’Ogny, intendant des postes, dont il a déjà été question page 13, frère de ce Rigoley de Juvigny, avocat de Dijon, qui avait colporté le libelle de Travenol, violon de l’Opéra, contre Voltaire. Ce Rigoley a fait présent au public de l’édition en sept volumes des œuvres complètes de Piron, son compatriote, qu’il appelle le plus grand poëte du siècle, pour humilier Voltaire. Voltaire parle de Rigoley d’Ogny comme d’un homme à qui « sa colonie a les plus grandes obligations » (lettre à d’Argental, 19 avril 1776).
  2. Mme de Turpin, fille du maréchal de Lovendhal, s’occupait de l’édition des Œuvres complètes de M. l’abbé de Voisenon, 1781, cinq volumes in-8o.