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ANNÉE 1776.

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je péris dans mon corps et dans mon àme. La retraite des deux aigles qui me protégeaient est un coup qui m’accable.

C’est pour rire apparemment que vous parlez de donner de l’argent à Racle. Je crois vous avoir mandé[1] que la maison était tombée parce que Racle avait oublié de la soutenir par des étais lorsqu’il y creusait une cave en sous-œuvre. Il rebâtit à présent cette maison pour un négociant. Elle n’est plus faite pour loger les grâces et l’esprit. De plus, elle était offusquée par deux bâtiments voisins qu'on vient de construire. Pourquoi imaginiez-vous de loger là, quand vous viendriez honorer nos chaumières de votre présence ? Pourquoi fuir notre château, tout chétif qu’il est ? Songez-vous bien qu’il aurait fallu attendre deux ans avant que votre maison fût meublée, et qu’elle aurait coûté plus de quatre-vingt-mille francs avant que vous eussiez pu y coucher ?

Ne pouvant écrire longtemps de ma main, je donne la plume à l’ami Wagnière : car ma faiblesse devient de jour en jour, et d’heure en heure, si insupportable que je ne puis rien faire de tout ce que les autres hommes font. Le désastre qui nous est arrivé, en nous ôtant les deux appuis sur lesquels nous nous reposions[2], nous a frappés au milieu des plaisirs, comme un coup de tonnerre dans les beaux jours. Saint-Géran[3] bâtissait une salle de théâtre et ses appartenances tout auprès de la place que vous aviez choisie ; M. de Trudaine venait de prendre des arrangements pour qu’on pavât notre hameau, devenu ville ; Mme d'Invau et M. de Trudaine ne songeaient qu’à se réjouir ; M. Delille nous récitait de beaux morceaux de sa traduction de l’Énéide[4] lorsque tout à coup nous apprîmes que notre beau rêve était fini. C’est ainsi que les espérances sont toujours trompées d’un bout du monde à l’autre.

J’avais toujours cru que M. de Fargès était intendant du commerce[5]. J’en croyais l' Almanach royal, le seul livre, dit-on[6] qui contienne des vérités ; mais si l'Almanach royal m’a trompé, à qui faudra-t-il jamais croire ? Au reste, je ne pense pas que je doive prendre ce moment pour fatiguer ni les intendants du com-

  1. Lettre 9763.
  2. Turgot et Malesherbes.
  3. Directeur d’une troupe de comédiens (voyez lettre 9784) ; il est mort le 3 juin 1825, à quatre-vingt-sept ans.
  4. La traduction de l’Énéide, par l’abbé Delille, a paru pour la première fois en 1804.
  5. Dans l'Almanach royal de 1775, Fargès est placé à la suite des intendants du commerce ; il est parmi eux dans l'Almanach de 1776.
  6. C’était Fontenelle qui disait cela.