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année 1777.

der comme mort-nés. J’en suis honteux, mais je me console ; je suis jeune, j’en aurai d’autres : je les mettrai un jour sous votre protection ; et, s’ils perdaient leur père, vous auriez la bonté de les élever.

Je ne vois pas qu’aujourd’hui les autres pères de famille réussissent mieux que moi. La génération s’affaiblit beaucoup, quoi qu’en dise M. Gudin. Je suis plein de reconnaissance pour lui, mais je n’en sens pas moins mon indignité. Je vous avoue que je suis encore plus indigné qu’il ait osé mettre ce détestable Émile de Jean-Jacques au-dessus du Télémaque. Passe encore s’il s’en était tenu à cinq ou six pages du Vicaire savoyard ! Je ne suis pas comme le dieu jaloux qui ne veut pas qu’on encense d’autres dieux ; mais je ne puis souffrir qu’on soit en même temps à Dieu et à Belzébuth. L’ouvrage sera goûté, il fera du bruit, mais il fera du mal, car il encouragera les talents médiocres.

On m’a envoyé un chevalier d’Éon, gravé en Minerve[1], accompagné d’un prétendu brevet du roi, qui donne douze mille livres de pension à cette amazone, et qui lui ordonne le silence respectueux, comme on l’ordonnait autrefois aux jansénistes. Cela fera un beau problème dans l’histoire. Quelque académie des inscriptions prouvera que c’est un des monuments les plus authentiques. D’Éon sera une Pucelle d’Orléans qui n’aura pas été brûlée. On verra combien nos mœurs sont adoucies.

Je ronge mon frein et mon âme bien tristement loin de mon cher ange.



9973 — À M. MARMONTEL.
8 mars.

Non, mon cher confrère, mon successeur, devenu mon maître ; non, pour mon malheur, je n’ai point reçu de nouvelles du Pérou[2] ; non, M. de Vaines ne m’a rien écrit et ne m’a rien envoyé. Il faut que je sois proscrit par l’Inquisition, car notre ami Panckoucke m’avait dépêché, il y a près d’un mois, un livre par M. Moreau, secrétaire de M. de Vergennes, et je ne l’ai point reçu. Il y a quelque excommunication lancée sur les livres et sur moi.

Si vous conservez une bonne volonté, dont j’ai grand besoin, vous m’enverrez votre ouvrage tout uniment par la diligence de


  1. Gravé par Letellier, d’après Baader.
  2. C’est en 1777 que parut la première édition des Incas, par Marmontel.