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8 CORRESPONDANCE.

ou très-mal exercés, à commencer par celui de la guerre. On la faisait depuis quarante ans, et il n’y eut pas un seul homme qui laissa la réputation d’un général habile, pas un que la postérité ait mis à côté d’un prince de Parme, d’un prince d’Orange. Pour la marine, monsieur, vous qui vous y êtes distingué, vous savez quelle n’existait pas alors. Les arts de la paix, qui font le charme de la société, qui embellissent les villes, qui éclairent l’esprit, qui adoucissent les mœurs, tout cela nous fut étranger, tout cela n’est né que dans l’âge qui vit naître et mourir Louis XIV.

J’ai peine à concevoir l’acharnement avec lequel on poursuit aujourd’hui la mémoire du grand Colbert[1], qui contribua tant à faire fleurir tous ces arts, et surtout la marine, qui est un des principaux objets de votre grand dessein. Vous savez, monsieur, qu’il créa cette marine si longtemps formidable. La France, deux ans avant sa mort, avait cent quatre-vingts vaisseaux de guerre et trente galères. Les manufactures, le commerce, les compagnies de négoce, dans l’Orient et dans l’Occident, tout fut son ouvrage. On peut lui être supérieur, mais on ne pourra jamais l’éclipser.

Il en sera de même dans les arts de l’esprit, comme en éloquence, en poésie, en philosophie, et dans les arts où l’esprit conduit la main, comme en architecture, en peinture, en sculpture, en mécanique. Les hommes qui embellirent le siècle de Louis XIV par tous ces talents ne seront jamais oubliés, quel que soit le mérite de leurs successeurs. Les premiers qui marchent dans une carrière restent toujours à la tête des autres dans la postérité. Il n’y a de gloire que pour les inventeurs, a dit Newton dans sa querelle avec Leibnitz ; et il avait raison. Il faut regarder comme inventeur un Pascal, qui forma en effet un genre d’éloquence nouveau ; un Pellisson, qui défendit Fouquet du même style dont Cicéron avait défendu le roi Déjotarus devant César ; un Corneille, qui fut parmi nous le créateur de la tragédie, même en copiant le Cid espagnol ; un Molière, qui inventa réellement et perfectionna la comédie ; et si Descartes ne s’était pas écarté, dans ses inventions, de son guide, la géométrie ; si Malebranche avait su s’arrêter dans son vol, quels hommes ils auraient été !

Tout le monde convient que ce grand siècle passé fut celui du génie ; mais, après les hommes qu’on regarde comme inventeurs, viennent souvent, je ne dis pas des disciples formés dans l’école de leurs maîtres, ce qui serait louable, mais des singes

  1. Voyez la note, tome VIII, page 181.