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monté mon dégoût et ma crainte, je lui ai donné la pièce à lire ; elle a pleuré, et cela m’a rassuré. Quand je dis rassuré, ce n’est pas auprès du parterre : car vous savez qu’à présent votre ville est divisée en factions. J’ai contre moi le parti anglais, le parti juif, le parti dévot, la foule des méchants auteurs, tous les journalistes ; et Dieu sait quelle joie quand toute cette canaille se réunira pour siffler un vieux fou qui, dans sa quatre-vingt-troisième année, abandonne toutes ses affaires pour donner un embryon de tragédie au public ! Je suis assez fat pour croire que le rôle de mon impératrice est très-honnête, très-touchant, et même, si on veut, assez théâtral. Mais où mon gros abbé Mignot a-t-il péché que le style est dans le goût de Sémiramis et de Mahomet  ? Je vous jure qu’il n’en est rien. Je ne le crois pas rampant, mais je le crois beaucoup plus approchant du naïf que du sublime  : c’est un combat éternel de l’amour et de la vertu. Le fond de l’étoffe est agréable ; mais elle ne peut pas être nuancée.

Je doute fort, après tout ce qui me revient sur Mlle Sainval, que mon impératrice soit digne de ses talents. Et puis quand cette grande actrice voudrait se charger du rôle ; quand Lekain voudrait jouer le rôle de ce qu’on appelle Famoureux ; quand Brizard voudrait jouer le père, qui, par parenthèse, est un moine ; enfin, quand tous les comédiens seraient d’accord, comment pourrait-on s’y prendre pour donner au public cet ouvrage, malgré les lois fondamentales de la comédie, qui veulent que chaque pièce passe à son rang ? Les comédiens ont, je crois, encore quarante comédies à faire tomber avant moi. Il faudrait que je vécusse jusqu’à quatre-vingt-dix ans pour trouver place.

Vous sentez bien que la personne qui m’offre une place dans sa loge me fait quelque honneur et quelque plaisir. Je ne suis point ingrat ; je me sens même beaucoup d’inclination pour cette personne ; mais je vous supplie de considérer que j’ai perdu les yeux, les oreilles, les jambes, les dents, la langue, et qu’il n’y a pas moyen que j’aille me montrer parmi des jeunes gens. Très sérieusement, mon cher ange, je n’en peux plus. Si je m’allais mettre dans une loge de la comédie, on me prendrait pour un des spectres de Shakespeare. Ne dites point, je vous en prie, que je n’ai que quatre-vingt-deux ans ; c’est une calomnie cruelle. Quand il serait vrai, selon un maudit extrait baptistaire, que je fusse né en 1694, au mois de novembre, il faudrait toujours m’accorder que je suis dans ma quatre-vingt-troisième année. Vous me direz que quatre-vingt-trois ne me sauveront pas plus que quatre-vingt-deux de la rage des barbares qui me persécutent ;