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ANNEE 177 6. 3

est reconnu par toute l’Europe pour un homme qui a osé prendre le nom d’un pape, afin de vendre un livre : reus est quia filium Dei se fecit[1].

Pour moi, j’avoue que, quand on me montrerait ces mêmes lettres munies d’attestations, je ne les croirais pas plus de Ganganelli que je ne crois les Lettres de Pilate à Tibère écrites en effet par Pilate.

Et pourquoi suis-je si incrédule sur ces lettres ? C’est que je les ai lues, c’est que j’ai reconnu la supposition à chaque page. J’ai été assez intimement lié avec le Vénitien Algarotti pour savoir qu’il n’eut jamais la moindre correspondance ni avec le cordelier Ganganelli , ni avec le consulteur Ganganelli, ni avec le cardinal Ganganelli, ni avec le pape Ganganelli. Les petits conseils donnés amicalement à cet Algarotti et à moi n’ont jamais été donnés par ce bon moine, devenu bon pape.

Il est impossible que Ganganelli ait écrit à M. Stuart, Écossais : « Mon cher monsieur, je suis sincèrement attaché à la nation anglaise. J’ai une passion décidée pour vos grands poètes. »

Que dites-vous d’un Italien qui avoue à un homme d’Écosse « qu’il a une passion décidée pour les vers anglais », et qui ne sait pas un mot d’anglais ?

L’éditeur va plus loin ; il fait dire à son savant Ganganelli : « Je fais quelquefois des visites nocturnes à Newton ; dans ce temps où toute la nature est endormie, je veille pour le lire et pour l’admirer. Personne ne réunit comme lui la science et la simplicité ; c’est le caractère du génie, qui ne connaît ni la bouffissure ni l’ostentation. »

Vous voyez comment l’éditeur se met à la place de son pape, et quelle étrange louange il donne à Newton. Il feint de l’avoir lu, et il en parle comme d’un savant bénédictin, profond dans l’histoire, et qui cependant est modeste. Voilà un plaisant éloge du plus grand mathématicien qui ait jamais été, et de celui qui a disséqué la lumière.

Dans cette même lettre il prend Berkeley, évéque de Cioyne, pour un de ceux qui ont écrit contre la religion chrétienne[2] ; il le met dans le rang de Spinosa et de Bayle. Il ne sait pas que Berkeley a été un des plus profonds écrivains qui aient défendu le christianisme. Il ne sait pas que Spinosa n’en a jamais parlé,

  1. Jean, xix, 7.
  2. La même faute avait été commise par Desfontaines et relevée par Voltaire ; voyez tome XXII, page 385.