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sachant très-bien que la faveur prodiguée aux mauvais ouvrages est aussi contraire aux progrès de l’esprit que le déchaînement contre les bons. Mais la chute de cette Électre[1] fit en même temps grand tort aux partisans de l’antiquité : on se prévalut très-mal à propos des défauts de la copie contre le mérite de l’original ; et, pour achever de corrompre le goût de la nation, on se persuada qu’il était impossible de soutenir, sans une intrigue amoureuse, et sans des aventures romanesques, ces sujets que les Grecs n’avaient jamais déshonorés par de tels épisodes ; on prétendit qu’on pouvait admirer les Grecs dans la lecture, mais qu’il était impossible de les imiter sans être condamné par son siècle : étrange contradiction ! car si en effet la lecture en plaît, comment la représentation en peut-elle déplaire ?

Il ne faut pas, je l’avoue, s’attacher à imiter ce que les anciens avaient de défectueux et de faible : il est même très-vraisemblable que les défauts où ils tombèrent furent relevés de leur temps. Je suis persuadé, madame, que les bons esprits d’Athènes condamnèrent, comme vous, quelques répétitions, quelques déclamations, dont Sophocle avait chargé son Électre ; ils durent remarquer qu’il ne fouillait pas assez dans le cœur humain. J’avouerai encore qu’il y a des beautés propres, non-seulement à la langue grecque, mais aux mœurs, au climat, au temps, qu’il serait ridicule de vouloir transplanter parmi nous. Je n’ai point copié l’Électre de Sophocle, il s’en faut beaucoup ; j’en ai pris, autant que j’ai pu, tout l’esprit et toute la substance. Les fêtes que célébraient Égisthe et Clytemnestre, et qu’ils appelaient les festins d’Agamemnon, l’arrivée d’Oreste et de Pylade, l’urne dans laquelle on croit que sont renfermées les cendres d’Oreste, l’anneau d’Agamemnon, le caractère d’Électre, celui d’Iphise, qui est précisément la Chrysothémis de Sophocle, et surtout les remords de Clytemnestre, tout est puisé dans la tragédie grecque ; car lorsque celui qui fait à Clytemnestre le récit de la prétendue mort d’Oreste lui dit : « Eh quoi ! madame, cette mort vous afflige ? » Clytemnestre répond : « Je suis mère, et par là malheureuse ; une mère, quoique outragée, ne peut haïr son sang » : elle cherche même à se justifier devant Électre du meurtre d’Agamemnon ; elle plaint sa fille ; et Euripide a poussé encore plus loin que Sophocle l’attendrissement et les larmes de Clytemnestre. Voilà ce qui fut

  1. L’Électre de Longepierre, qui avait été d’abord jouée avec succès sur le théâtre de l’hôtel de Conti à Versailles, n’eut que six représentations en 1719 au Théâtre-Français.