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82 EPITRE À LA DUCHESSE DU MAINE.

bien réussi sans ce malheureux ornement étranger ; et ce qui seul avait fait recevoir ma pièce fut précisément le seul défaut que vous condamnâtes.

Les comédiens jouèrent à regret Œdipe, dont ils n’espéraient rien. Le public fut entièrement de votre avis : tout ce qui était dans le goût de Sophocle fut applaudi généralement ; et ce qui ressentait un peu la passion de l’amour fut condamné de tous les critiques éclairés. En effet, madame, quelle place pour la galanterie que le parricide et l’inceste qui désolent une famille, et la contagion qui ravage un pays ! Et quel exemple plus frappant du ridicule de notre théâtre et du pouvoir de l’habitude que Corneille, d’un côté, qui fait dire à Thésée :

Quelque ravage affreux qu’étale ici la peste, L’absence aux vrais amants est encor plus funeste ;

et moi qui, soixante ans après lui, viens faire parler une vieille Jocaste d’un vieil amour, et tout cela pour complaire au goût le plus fade et le plus faux qui ait jamais corrompu la littérature ?

Qu’une Phèdre, dont le caractère est le plus théâtral qu’on ait jamais vu, et qui est presque la seule que l’antiquité ait repré- sentée amoureuse ; qu’une Phèdre, dis-je, étale les fureurs de cette passion funeste ; qu’une Pioxane, dans l’oisiveté du sérail, s’abandonne à l’amour et à la jalousie ; qu’Ariane se plaigne au ciel et à la terre d’une infidélité cruelle ; qu’Orosmane tue ce qu’il adore : tout cela est vraiment tragique. L’amour furieux, criminel, malheureux, suivi de remords, arrache de nobles larmes. Point de milieu : il faut, ou que l’amour domine en tyran, ou qu’il ne paraisse pas ; il n’est point fait pour la seconde place. Mais que Néron se cache derrière une tapisserie pour entendre les discours de sa maîtresse et de son rival ; mais que le vieux Mithridate se serve d’une ruse comique pour savoir le secret d’une jeune personne aimée par ses deux enfants ; mais que Maxime, même dans la pièce de Cinna, si remplie de beautés mâles et vraies, ne découvre en lâche une conspiration si importante que parce qu’il est imbé- cilement amoureux d’une femme dont il devait connaître la passion pour Cinna, et qu’on donne pour raison :

L’amour rend tout permis ;

Un véritable amant ne connaît point d’amis ;

mais qu’un vieux Sertorius aime je ne sais quelle Viriate, et qu’il soit assassiné par Perpenna, amoureux de cette Espagnole, tout