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iea TANCRÈDE.

Dans nos derniers instants, hélas ! peux-tu m’entendre ? Tes yeux appesantis peuvent-ils me revoir ? Hélas ! reconnais-moi, connais mon désespoir. Dans le même tombeau souffre au moins ton épouse ; C’est là le seul honneur dont mon âme est jalouse. Ce nom sacré m’est dû ; tu me l’avais promis : Ne sois point plus cruel que tous nos ennemis ; Honore d’un regard ton épouse fidèle…

(Il la regarde.)

C’est donc là le dernier que tu jettes sur elle !… De ton cœur généreux son cœur est-il haï ? Peux-tu me soupçonner ?

TANCRÈDE, se soulevant un peu.

Ah ! vous m’avez trahi !

AMÉNAÏDE.

Qui ! moi ? Tancrède !

ARGIRE, se jetant aussi à genoux de l’autre côté, et embrassant Tancrède, puis se relevant.

Hélas ! ma fille infortunée. Pour t’avoir trop aimé, fut par nous condamnée, Et nous la punissions de te garder sa foi. Nous fûmes tous cruels envers elle, envers toi. Nos lois, nos chevaliers, un tribunal auguste,

I Nous avons failli tous ; elle seule était juste.

Son écrit malheureux qui nous avait armés, Cet écrit fut pour toi, pour le héros qu’elle aime. Cruellement trompé, je t’ai trompé moi-même.

TANCRÈDE,

Aménaïde… ô ciel ! est-il vrai ? vous m’aimez !

AMÉNAÏDE.

Va, j’aurais en effet mérité mon supplice.

Ce supplice honteux dont tu m’as su tirer.

Si j’avais un moment cessé de t’adorer.

Si mon cœur eût commis cette horrible injustice.

TANCRÈDE, en reprenant un peu de force, et élevant la voix.

Vous m’aimez ! ô bonheur plus grand que mes revers !

Je sens trop qu’à ce mot je regrette la vie.

J’ai mérité la mort, j’ai cru la calomnie.

Ma vie était horrible, hélas ! et je la perds

Quand un mot de ta bouche allait la rendre heureuse !

AMÉNAÏDE.

Ce n’est donc, juste Dieu ! que dans cette heure affreuse.