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298 EPITRE DÉDICATOIRE.

On croit lire les Mille et une Nuits en action et en scènes ; mais, malgré Tincroyable, il y règne de l’intérêt ; et, malgré la foule (les événements, tout est de la clarté la plus lumineuse : ce sont là deux grands mérites en tout temps et chez toutes nations ; et ce mérite manque à beaucoup de nos pièces modernes. Il est vrai que la pièce chinoise n’a pas d’autres beautés : unité de temps et d’action, développements de sentiments, peinture des mœurs, éloquence, raison, passion, tout lui manque : et cependant, comme je l’ai déjà dit, l’ouvrage est supérieur à tout ce que nous faisions alors.

Comment les Chinois, qui, au xive siècle, et si longtemps auparavant, savaient faire de meilleurs poèmes dramatiques que tous les EuropéansS sont-ils restés toujours dans l’enfance grossière de l’art, tandis qu’à force de soins et de temps notre nation est parvenue à produire environ une douzaine de pièces qui, si elles ne sont pas parfaites, sont pourtant fort au-dessus de tout ce que le reste de la terre a jamais produit en ce genre ? Les Chinois, comme les autres Asiatiques, sont demeurés aux premiers éléments de la poésie, de l’éloquence, de la i)hysique, de l’astronomie, de la peinture, connus par eux si longtemps avant nous. Il leur a été donné de commencer en tout plus tôt que les autres peuples, pour ne faire ensuite aucun progrès. Ils ont ressemblé aux Égyptiens, qui, ayant d’abord enseigné les Grecs, finirent i)ar n’être pas capa])les d’être leurs disciples.

Ces Chinois, chez qui nous avons voyagé à travers tant de périls, ces peuples de qui nous avons obtenu avec tant de peine la permission de leur apporter l’argent de l’Europe, et de venir les instruire, ne savent pas encore à quel point nous leur sommes supérieurs ; ils ne sont pas assez avancés pour oser seulement vouloir nous imiter. Nous avons puisé dans leur histoire des sujets de tragédie, et ils ignorent si nous avons une histoire.

Le célèbre abbé Metastasio a pris pour sujet d’un de ses poèmes dramatiques Me même sujet à peu près que moi, c’est-à-dire un orphelin échappé au carnage de sa maison ; et il a puisé cette aventure dans une dynastie qui régnait neuf cents ans avant notre ère.

La tragédie chinoise de l’Orphelin de TcJuto est tout un autre

1. Le p. du Halde, tous les auteurs des Lettres édifiantes, tous les voyageurs, ont toujours écrit Européans ; et ce n’est que depuis quelques années qu’on s’est avisé d’imprimer Européens. {Note de Voltaire.)

2. Le Héros chinois {l’Eroe chimse). (B.)