On impute, par exemple, au P. Malebranche ces deux vers :
Il fait en ce beau jour le plus beau temps du monde,
Pour aller à cheval sur la terre et sur l’onde.
On prétend qu’il les fit pour montrer qu’un philosophe peut, quand il veut, être poète. Quel homme de bon sens croira que le P. Malebranche ait fait quelque chose de si absurde ? Cependant, qu’un écrivain d’anecdotes, un compilateur littéraire, transmette à la postérité cette sottise, elle s’accréditera avec le temps ; et si le P. Malebranche était un grandhomme, on dirait un jour : Ce grand homme devenait un sot quand il était hors de sa sphère.
On a reproché à Cicéron trop de sensibilité, trop d’affliction dans ses malheurs. Il confie ses justes plaintes à sa femme et à son ami, et on impute à lâcheté sa franchise. Le blâme qui voudra d’avoir répandu dans le sein de l’amitié les douleurs qu’il cachait à ses persécuteurs ; je l’en aime davantage. Il n’y a guère que les âmes vertueuses de sensibles. Cicéron, qui aimait tant la gloire, n’a point ambitionné celle de vouloir paraître ce qu’il n’était pas. Nous avons vu des hommes mourir de douleur pour avoir perdu de très petites places, après avoir affecté de dire qu’ils ne les regrettaient pas : quel mal y a-t-il donc à avouer à sa femme et à son ami qu’on est fâché d’être loin de Rome qu’on a servie, et d’être persécuté par des ingrats et par des perfides ? Il faut fermer son cœur à ses tyrans, et l’ouvrir à ceux qu’on aime.
Cicéron était vrai dans toutes ses démarches ; il parlait de son affliction sans honte, et de son goût pour la vraie gloire sans détour. Ce caractère est à la fois naturel, haut, et humain. Préférerait-on la politique de César, qui, dans ses Commentaires, dit qu’il a offert la paix à Pompée, et qui, dans ses lettres, avoue qu’il ne veut pas la lui donner ? César était un grand homme ; mais Cicéron était un homme vertueux.
Que ce consul ait été un bon poète, un philosophe qui savait douter, un gouverneur de province parfait, un général habile ; que son âme ait été sensible et vraie, ce n’est pas là le mérite dont il s’agit ici. Il sauva Rome malgré le sénat, dont la moitié était animée contre lui par l’envie la plus violente. Il se fit des ennemis de ceux mêmes dont il fut l’oracle, le libérateur, et le vengeur. Il prépara sa ruine par le service le plus signalé que jamais homme ait rendu à sa patrie. Il vit cette ruine, et il n’en fut point effrayé.