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AVERTISSEMENT

DES ÉDITEURS DE L’ÉDITION DE KEHL’.

Cette pièce, ainsi que la Mort de César, est d’un genre particulier, le plus difficile de tous peut-être, mais aussi le plus utile. Dans ces pièces, ce n’est ni à un seul personnage, ni à une famille qu’on s’intéresse, c’est à un grand événement historique. Elles ne produisent point ces émotions vives que le spectacle des passions tendres peut seul exciter. L’intérêt de curiosité, qu’on éprouve à suivre une intrigue, est une ressource qui leur manque. L’effet des situations extraordinaires, ou des coups de tliéàtre, y peut difficilement être employé. Ce qui attache dans ces pièces, c’est le développement de grands caractères placés dans des situations fortes, le plaisir d’entendre de grandes idées exprimées dans de beaux vers, et avec un style auquel l’état des personnages à qui on les prête permet de donner de la pompe et de l’énergie sans s’écarter de la vraisemblance ; c’est le plaisir d’être témoin, pour ainsi dire, d’une révolution qui fait époque dans l’histoire, d’en voir sous ses yeux mouvoir tous les ressorts. Elles ont surtout l’avantage précieux de donner à l’âme de l’élévation et de la force : en sortant de ces pièces, on se trouve plus disposé à une action de courage, plus éloigné de ramper devant un homme accrédité, ou de plier devant le pouvoir injuste et absolu. Elles sont plus difficiles à faire : il ne suffit pas d’avoir un grand talent pour la poésie dramatique, il faut y joindre une connaissance approfondie de l’histoire, une tète faite pour combiner des idées de politique, de morale, et de philosophie. Elles sont aussi plus difficiles à jouer : dans les autres pièces, pourvu que les principaux personnages soient bien remplis, on peut être indulgent pour le reste ; mais on ne voit pas sans dégoût un Caton, un Clotlius même, dire d’une manière gauche des vers qu’il al’air de ne pas entendre. D’ailleurs, un acteur qui a éprouvé des passions, qui a l’âme sensible, sentira toutes les nuances de la passion dans un rôle d’amant, de père, ou d’ami ; mais comment un acteur qui n’a point reçu une éducation soignée, qui ne s’est point occupé des grands objets qui ont animé les personnages qu’il va rej)ré.senter, trouvera-t-il le ton, l’action, les accents, qui conviennent à Cicéron et à César ?

1. Cet Avertissement est de Coiidorcet, l’un des éditeurs de Kehl. (B.)