Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome5.djvu/202

Cette page n’a pas encore été corrigée

192 CONTRE LES DÉTRACTEURS

et j’ose assurer qu’ils auraient trouvé V Élecire de Sophocle, si elle avait été comj)Osée et écrite comme la française, tout à fait déraisonnable dans le caractère, sans justesse dans la conduite, sans véritable noblesse dans les sentiments, et sans pureté dans l’expression.

Ne voit-on pas évidemment que le mépris des anciens modèles, la négligence à les étudier, et l’indocilité à s’y conformer, mènent nécessairement à l’erreur et au mauvais goût ? Et n’est-il pas aussi nécessaire de faire remarquer aux jeunes gens qui veulent faire de bonnes études les fautes où sont tombés les détracteurs de l’antiquité, que de leur faire observer les beautés anciennes qu’ils doivent tâcher d’imiter ? Je ne sais par quelle fatalité il arrive que les poètes qui ont écrit contre les anciens, sans entendre leur langue, ont presque toujours très-mal parlé la leur, et que ceux qui n’ont pu être touchés de l’harmonie d’Homère et de Sophocle ont toujours péché contre l’harmonie, qui est une partie essentielle de la poésie.

On n’aurait pas hasardé impunément devant les juges et sur le théâtre d’Athènes un vers dur, ni des termes impropres. Par quelle étrange corruption se pourrait-il faire qu’on souffrît parmi nous ce nombre prodigieux de vers dans lesquels la syntaxe, la propriété des mots, la justesse des figures, le rhythme, sont éternellement violés ?

Il faut avouer qu’il y a peu de pages dans Y Élecire de M. de Crébillon où les fautes dont je parle ne se présentent en foule. La même négligence qui empêche les auteurs modernes de lire les bons auteurs de l’antiquité, les empêche de travailler avec soin leurs propres ouvrages. Ils redoutent la critique d’un ami sage, sévère, éclairé, comme ils redoutent la lecture d’Homère, de Sophocle, de Virgile, et de Cicéron. Par exemple, lorsque l’auteur à’ Élecire fait parler ainsi Itys à Electre (I, m) :

Enfin, pour vous forcer à vous donner à moi.

Vous savez si jamais j’exigeai rien du roi ;

Il prétend qu’avec vous un nœud sacré m’unisse ;

INe m’en imputez point la cruelle injustice.

Au prix de tout mon sang je voudrais être à vous,

Si c’était votre aveu qui me fît votre époux.

Ah ! par pitié pour vous, princesse infortunée.

Payez l’amour d’Itys par un tendre liyménée.

Puisqu’il faut l’achever, ou descendre au tombeau,

Laissez-en à mes feux allumer le flambeau.

Piégnez donc avec moi ; c’est trop vous en défendre…

Je suppose que l’auteur eût consulté feu 31. Despréaux sur ces vers, je ne dis pas sur le fond (car ce grand critique n’aurait pas pu supporter une déclaration d’amour à Electre), je dis uniquement sur la langue et sur la versification ; alors M. Despréaux lui aurait dit sans doute : « Il n’y a pas un seul de tous ces vers qui ne soit à réformer. »

Enfin, pour vous forcer à vous donner à moi, Vous savez si jamais j’exigeai rien du roi.