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172 DISSERTATION

même était autre chose qu’un tableau contimi. Sophocle, ajoulera-t-on, manque de certains traits délicats et fins, que la tragédie a pu acquérir avec le temps. Les pensées n’y sont peut-être pas assez approfondies ni assez variées. Mais les Grecs, et Sophocle en particulier, connaissaient peu ces faibles ornements. Son pinceau hardi peignait tout à grands traits ; il ne s’embarrassait que d’arriver au but.

On apporte les cendres d’Oreste, qu’on dit avoir été tué aux jeux pythiens, dont on fait une très-longue description, qui al)partient plus à l’épopée qu’à la tragédie. Ce récit ne forme pas d’ailleurs de nœuds assez intrigués, il ne met point le héros auquel on s’intéresse en un danger réel ; il ne produit ni pitié ni terreur’, du moins chez un peuple débarrassé du préjugé aveugle oîi vivaient les anciens, que ces bruits de mort étaient du plus sinistre pré- sage. Mais ce même préjugé faisait que les Grecs n’en craignaient que plus pour Oreste ; et cette crainte était si forte qu’elle suspendait tous les mouvements précédents de terreur et de compassion. Quoique ce bruit de mort mette ce héros dans le plus grand danger de perdre la \ie, Oreste foule aux pieds cette crainte, parce que le but de la tragédie est d’empêcher de craindre, avec trop de faiblesse, des disgrâces communes. Sophocle ménage la crainte des spectateurs, en faisant mépriser par Oreste ce mauvais présage : la crainte du héros se porte tout entière sur l’obéissance aveugle qu’on doit aux oracles.

D’ailleurs on a toujours excusé cette description épisodique par le goût décidé, par la passion furieuse que toute la nation grecque avait pour ces jeux : en effet, c’était un des endroits de la pièce les plus applaudis. On passait à Sophocle l’anachronisme formel en faveur de la beauté de ce morceau, et de l’intérêt qu’on prenait à cette magnifique description.

On dira peut-être encore que le gouverneur d’Oreste était bien hardi de débiter à une grande reine une fable dont elle pouvait d’un moment à l’autre reconnaître la fausseté. Toute la Grèce accourait aux jeux pythiens. N’y avait-il aucun habitant de Mycène ou d’Argos qui y eût assisté ? cela n’est pas probable. Personne n’en était-il encore revenu, (piand le gouverneur faisait ce récit, ou quelqu’un ne pouvait-il pas en arriver dans le moment même ? La reine pouvait en un instant découvrir l’imposture.

Cette objection tombe d’elle-même, pour peu que l’on fasse réflexion que l’action, qui ne dure que quatre heures, ou le temps de la représentation, est si pressée que Clytemnestre et Égisthe sont tués avant qu’ils aient le temps d’être détrompés ; et encore un coup, le plaisir que ce morceau faisait à toute la nation, la beauté, la sublimité du style dans lequel il est écrit, l’emportèrent sur toutes les critiques.

Je ne saurais disconvenir que Sophocle, ainsi qu’Euripide, ne devaient pas faire de Pylade un personnage muet. Ils se sont privés parla de grandes beautés.

N’est-ce pas encore un di’faut qu’Égisthe ne paraisse (ju’ii la dernière

i. On lisait en 17.")0 : « … ni pitié, ni terreur. Mais on a toujours excuse, etc. » L’addition est de 1757. (B.)