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reconnu pour tel, quand même il serait annoncé par des jésuites, et quand ils feraient valoir des prophéties en sa faveur.

Votre Majesté ne paraît pas trop inquiète de l’équipée de M. Pugatschew. Je croyais que la province d’Orenbourg était le plus agréable pays de votre empire, que les Persans y avaient apporté tous leurs trésors pendant leurs guerres civiles, qu’on ne songeait qu’à s’y réjouir ; et il se trouve que c’est un pays barbare, rempli de vagabonds et de scélérats. Vos rayons ne peuvent pas pénétrer partout en même temps : un empire de deux mille lieues en longitude ne se police qu’à la longue. Cela me confirme dans mon idée de l’antiquité du monde. J’en demande pardon à la Genèse, mais j’ai toujours pensé qu’il a fallu cinq ou six mille ans avant que la horde juive sût lire et écrire ; et je soupçonne qu’Hercule et Thésée n’auraient pas été reçus dans votre académie de Pétersbourg. Un jour viendra que la ville d’Orenbourg sera plus peuplée que Pékin, et qu’on y jouera des opéras-comiques.

En attendant, je me flatte que vous vous amuserez, madame, à battre le nouveau sultan[1], ou que vous lui dicterez des conditions de paix telles que les anciens Romains en imposaient aux anciens rois de Syrie. Cependant, chargée du poids immense de la guerre contre un vaste empire, et du gouvernement de votre empire, encore plus vaste, voyant tout, faisant tout par vous-même, vous trouvez encore du temps pour converser avec notre philosophe Diderot, comme si vous étiez désœuvrée.

Je n’ai jamais eu la consolation de voir cet homme unique ; il est la seconde personne de ce monde avec qui j’aurais voulu m’entretenir : il me parlerait de Votre Majesté ; majesté ! ce n’est pas cela que je veux dire, c’est de votre supériorité sur les êtres pensants : car je compte les autres êtres pour rien. Je vous demande donc, madame, votre protection auprès de lui. Ne peut-il pas se détourner d’une cinquantaine de verstes pour venir me prolonger la vie en me contant ce qu’il a vu et entendu à Pétersbourg ?

S’il ne vient pas sur le bord du lac de Genève, j’irai, moi, me faire enterrer sur le bord du lac Ladoga ; il faut que je voie votre nouvelle création, je suis las de toutes les autres.

Je me mets à vos pieds avec adoration de latrie.

  1. Abdoul-Achmet ou Achmet IV : voyez tome XLVII, page 301.