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ce n’est pas assurément par indifférence : c’est un sentiment que personne n’a pour vous ; mais c’est que je passe la fin de ma vie dans les souffrances, et, quand j’ai un petit moment de relâche, je fais des Tactiques, ou je vous écris.

J’apprends que vous êtes liée depuis peu avec Mme du Deffant ; je vous en fais mon compliment à toutes deux. Je voudrais bien me trouver en tiers, mais j’en suis très-indigne. La privation des yeux n’ôte rien à l’esprit de société, rend l’âme plus attentive, et augmente même l’imagination. Vous avez tout cela, et, qui plus est, vous avez des yeux ; mais qui souffre n’est bon à rien.

Nous avons très-peu de neige cette année dans votre ancienne patrie. Cette bonté fort rare de la Providence, dans ce climat, me conserve la vue ; mais le reste va bien mal : je suis obligé de fermer ma porte à tout le monde ; la nature m’a mis en prison dans ma chambre.

Savez-vous, madame, une aventure de votre pays, qu’il faut que vous contiez à Mme du Deffant ? savez-vous que Mlle Lullin, fille de votre petit secrétaire d’État Lullin, et plus petite que lui, s’était éprise, à l’âge de seize ans, du fils d’Huber, le grand découpeur, et que, dès que ce jeune homme est revenu de Paris entièrement aveugle, elle a été au plus vite le demander en mariage à son père, et lui a déclaré qu’elle n’aurait jamais un autre mari, et que, dès qu’elle aurait vingt-cinq ans, elle consommerait cette belle affaire ? Ce serait Psyché amoureuse de l’Amour, si ces deux enfants étaient plus jolis.

Pour moi, si je n’étais point hors de combat, je demanderais Mme du Deffant en mariage, attendu que vous êtes pourvue, et la mieux pourvue du monde.

Le sage panégyriste de Jean-Baptiste Colbert[1] avait bien raison de dire que le commerce des Indes ne valait pas grand’chose ; j’éprouve qu’il n’est pas meilleur pour les particuliers qu’il ne l’a été pour la compagnie. Ce grave auteur, quel qu’il soit, a le nez fin. Je lui présente mon respect, ainsi qu’à vous, madame, du fond de mon cœur.

8999. — À M. DE BELLEVAL[2].
13 décembre.

La personne à qui M. de Belleval a fait parvenir un papier, signé de lui, le 9 de novembre 1773, est obligée de lui dire que

  1. Necker ; voyez page 490.
  2. Éditeurs, de Cayrol et François.