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8995. — DE FRÉDÉRIC II, ROI DE PRUSSE.
Potsdam, 10 décembre.

Il était bien juste qu’un pays qui avait produit un Copernic ne croupît pas plus longtemps dans la barbarie en tout genre où la tyrannie des puissants l’avait plongé. Cette tyrannie allait si loin que les grands, pour mieux exercer leurs caprices, avaient détruit toutes les écoles, croyant les ignorants plus faciles à opprimer qu’un peuple instruit.

On ne peut comparer les provinces polonaises à aucun État de l’Europe : elles ne peuvent entrer en parallèle qu’avec le Canada. Il faudra par conséquent de l’ouvrage et du temps pour leur faire regagner ce que leur mauvaise administration a négligé pendant tant de siècles.

Vos vœux ont été exaucés : les Turcs ont été battus par les Russes, Silistrie prise, et le vizir fugitif du côté d’Andrinople. Moustapha apprendra à trembler dans son sérail, et peut-être que ses malheurs le rendront plus souple à signer une paix que les conjonctures rendent nécessaires. Si les armes victorieuses des Russes pénètrent jusqu’à Stamboul, je prierai l’impératrice de vous envoyer la plus jolie Circassienne du sérail, escortée par un eunuque noir, qui la conduira droit au sérail de Ferney. Sur ce beau corps vous pourrez faire quelque expérience de physique, en animant par le feu de Prométhée quelque embryon qui héritera de votre beau génie.

Madame la landgrave de Darmstadt[1] est de retour de Pétersbourg. Elle ne tarit point sur les éloges de l’impératrice et des choses utiles qu’elle a exécutées, et des grands projets qu’elle médite encore. Diderot et Grimm y passeront l’hiver. Cette cour réunit le faste, la magnificence, et la politese ; et l’impératrice surpasse tout le reste par l’accueil gracieux qu’elle fait aux étrangers.

Après vous avoir parlé de cette cour, comment vous entretenir des jésuites ? Ce n’est qu’en faveur de l’instruction de la jeunesse que je les ai conservés. Le pape leur a coupé la queue ; ils ne peuvent plus servir, comme les renards de Samson, pour embraser les moissons des Philistins. D’ailleurs la Silésie n’a produit ni de P. Guignard, ni de Malagrida. Nos Allemands n’ont pas les passions aussi vives que les peuples méridionaux.

Si toutes ces raisons ne vous touchent point, j’en alléguerai une plus forte : j’ai promis, par la paix de Dresde, que la religion demeurerait in statu quo dans mes provinces. Or j’ai eu des jésuites, donc il faut les conserver. Les princes catholiques ont tout à propos un pape à leur disposition, qui les absout de leurs serments par la plénitude de sa puissance : pour moi, personne ne peut m’absoudre, je suis obligé de garder ma parole, et le pape se croirait pollué s’il me bénissait ; il se ferait couper les doigts avec lesquels il aurait donné l’absolution à un maudit hérétique de ma trempe.

Si vous ne me reprochez point mes jésuites, je ne vous dirai pas le mot

  1. Voyez lettre 8906.