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qui êtes, je crois, immortel, vous voudriez être spectateur d’une de ces grandes révolutions qui changent la face de l’Europe ; prenez-vous-en à la modération de l’impératrice de Russie si cette révolution n’arrive pas. Cette princesse ne pense pas, comme Charles XII, qu’il n’y a de paix avec ses ennemis qu’en les détrônant dans leur capitale. Les Grecs, pour lesquels vous vous intéressez si vivement, sont, dit-on, si avilis qu’ils ne méritent pas d’être libres.

Mais, dites-moi, comment pouvez-vous exciter l’Europe aux combats, après le souverain mépris que vous[1] et les encyclopédistes avez affiché contre les guerriers ? Qui sera assez osé pour encourir l’excommunication majeure du patriarche de Ferney et de toute la séquelle encyclopédique ? Qui voudra gagner le beau titre de conducteur de brigands, et de brigand lui-même ? Croyez qu’on laissera la Grèce esclave, et qu’aucun prince ne commencera la guerre avant d’en avoir obtenu indulgence plénière des philosophes.

Désormais ces messieurs vont gouverner l’Europe comme les papes l’assujettissaient autrefois. Je crois même que M. Guibert aura fait abjuration de son art meurtrier entre vos mains, et qu’il se fera capucin ou philosophe pour trouver en vous un puissant protecteur. Il faut que les philosophes aient des missionnaires pour augmenter le nombre de pareilles conversions : par ce moyen, ils déchargeront imperceptiblement les États de ces grosses armées qui les abîment, et successivement il ne restera plus personne pour se battre. Tous les souverains et les peuples n’auront plus ces malheureuses passions, dont les suites sont si funestes ; et tout le monde aura la raison aussi parfaite qu’une démonstration géométrique.

Je regrette bien que mon âge me prive d’un aussi beau spectacle, dont je ne jouirai pas même de l’aurore : et l’on plaindra mes contemporains d’être nés dans un siècle de ténèbres, sur la fin duquel a commencé le crépuscule du jour de la raison perfectionnée.

Tout dépend, pour l’homme, du temps où il vient au monde. Quoique je sois venu trop tôt, je ne le regrette pas : j’ai vu Voltaire ; et si je ne le vois plus, je le lis, et il m’écrit.

Continuez longtemps de même, et jouissez en paix de toute la gloire qui vous est due, et de tous les biens que vous souhaite le philosophe de Sans-Souci.

Fédéric.
8987. — DE MADAME LA MARQUISE DU DEFFANT[2].
Paris, 28 novembre 1773.

Vous êtes le plus surprenant des mortels. Mais pourquoi mortel ? Vous ne mourrez jamais. Vous n’avez que trente ans ; vous êtes fixé pour toujours à cet âge.

  1. Voyez le septième alinéa de la lettre 8949.
  2. Correspondance complète, édition de Lescure, 1865.