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CORRESPONDANCE.

tant d’affaires importantes qu’ils n’ont ni le temps ni la volonté d’écouter des choses triviales. Ils sont si accoutumés, dans toutes les discussions qui se font en leur présence, à proscrire tous les lieux communs de rhétorique, toutes les pensées fausses mal exprimées, tout ce qui est inutile, qu’ils se font, sans même s’en apercevoir, des règles du bon goût au-dessus de celles qu’on trouve dans les livres. Il faut toujours du vrai et du naturel ; mais ce vrai doit être intéressant, et ce naturel doit être noble. Monseigneur le duc d’Orléans, régent du royaume, me faisant un jour réciter le second chant de la Henriade, me dit : « Il faut que le vers me subjugue. »

J’ignore s’il y aura dans les Lois de Minos quelque morceau qui puisse vous subjuguer.

8877. — À M. L’ABBÉ DE CURSAY[1].
À Ferney. 3 juillet.

Je vois bien, monsieur, que vous descendez d’un homme qui ne voulait pas assassiner ses frères pour plaire au duc de Guise[2]. On ne les assassinait, il y a quelques années, dans Abbeville, que par arrêt de l’ancien banc du roi, nommé parlement ; aujourd’hui on se contente de les calomnier. Ainsi le monde est tout le contraire de ce que disait Horace[3], il se corrige au lieu d’empirer. Je vais le quitter bientôt, et je suis bien aise de le laisser dans ces bonnes dispositions.

Plus il y aura d’hommes qui vous ressemblent, monsieur, moins il faudra dire de mal de son siècle. M. d’Alembert, qui m’a envoyé votre lettre et votre livre, est un de ceux qui me réconcilient le plus avec le genre humain. Il est encore un peu sot, ce genre humain ; mais à la fin la lumière pénétrera chez tous les honnêtes gens. Vous contribuerez à les éclairer, comme votre ancêtre à les laisser vivre.

  1. Jean-Marie-Joseph Thomasseau de Cursay, né à Paris le 21 novembre 1705, mort en 1781, avait envoyé à Voltaire ses Anecdotes sur des citoyens vertueux de la ville d’Angers, mises au jour à l’occasion de Jean Hennuyer, évêque de Lisieux, drame (de Mercier, 1773, in-4o. La lettre d’envoi de l’abbé de Cursay est du 22 juin 1773, et avait été adressée par l’entremise de d’Alembert.
  2. Thomassenu de Cursay refusa d’exécuter les ordres du duc de Guise, pour le massacre des protestants d’Angers, le jour de la Saint-Barthélemy. (K.)
  3. Horace a dit, livre III, ode vi, vers 16 et suivants :

    Etas parentum pejor avis tulit
    Nos nequiores, mox daturos
    Progeniem vitiosiorem.